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, C°fe barbaresque et le Sahara,
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1
LES PAYS OUBLIÉS
LA
CÔTE BARBARESQUE
ET LE SAHARA
LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR
DU MEME AUTEUR
Chaste et Infâme, 3e édition, 1 vol 8
Par ordre de l'Empereur, 2 vol G
Les Vivants d'Hier, 1 vol 3
Aventures d'un homme et de trois femmes, 1 vol 3
Les grandes Rivalités, brochure grand in-8° 1
Le Nihilisme en Russie, 1 vol 1
X
Paris. - Société anonyme d'Imprimerie. - PAUL DUPONT, Dr. (Cl.) 43. 2. 80
Musicien d'un café de Tunis. - Page 44.
LES PAYS OUBLIÉS
LA CÔTE
BARBARESQUE
ET
LE SAHARA
EXCURSION DANS LE VIEUX MONDE
PAR
LE PRINCE J. LUBOMIRSKI
Illustrations de FERDINANDUS
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15, 17 ET 19, GALERIE DORLEANS
1880
DT
PRÉFACE
Ce premier volume, exclusivement descriptif,
commence une série d'études sur l'Orient.
Un voyage en Orient, c'est une excursion dans
ce passé incompatible avec notre civilisation, mais
qui nous fait toujours rêver, dont notre imagina-
tion garde le souvenir et que les raisonnements des
philosophes n'ont pas réussi à dépoétiser.
Notre société basée sur l'intérêt, notre morale,
restreinte dans les règles tracées par le droit
commun, enfermé lui-même dans un cercle mathé-
matique d'équité, si régulier qu'il écarte tout ce qui
pourrait l'élargir, convient à la vie d'Europe. Ce-
pendant le calculateur le plus sévère, le lutteur le
plus énergique a des moments vagues de rêverie,
où ce cercle lui paraît étroit, où son imagination
cherche un aliment, son cœur une émotion, sa mé-
moire un souvenir. Pourquoi lisons-nous avec tant
PREFACE.
de plaisir les histoires des temps écoulés, pourquoi,
au théâtre, aimons-nous entendre parler des, sen-
timents que nous ne sommes plus capables d'é-
prouver, mais qui nous plaisent, quand ils sont
exprimés par des hommes vêtus des costumes du
temps jadis, pourquoi enfin, si nous descendons
encore l'échelle, collectionnons-nous, dans nos ap-
partements, des objets dont nos pères se sont
servis? Il y a, — et je crois que tout homme Fa
éprouvé dans sa vie, ne fût-ce qu'un moment —
une sensation d'âpre mélancolie à songer à la vie
de ceux qui ne sont plus, et n'ont plus leur raison
d'être. Est-ce sentiment d'une préexistence, sou-
venir d'un repos absolu, ou besoin de s'élever au-
dessus du présent, quitte à chercher la solution
dans le passé, ne pouvant la trouver dans l'avenir ?
Hommes et nations se résolvent difficilement à
briser avec la légende.
Il a fallu, après avoir en 1793, démoli entière-
ment l'ancien ordre de choses, regreffer les nou-
velles institutions sur d'anciennes bases, parce que
les masses, un instant éblouies par les idées nou-
velles, revenaient d'elles-mêmes vers le passé. La
société bâtarde dont nous sommes membres, est,
depuis un siècle, en mal d'enfant, et traverse crise
sur crise, pour la simple raison qu'elle a été édi-
fiée sur d'anciennes bases. Les hommes, voyant
chanceler l'édifice, se sont partagés en deux camps :
PRÉFACE. ï'1
Les uns veulent rajuster les bases, les autres veu-
lent démolir l'édifice. Les deux camps font la
guerre au passé, et sous leurs coups redoublés,
le passé croulera en Europe.
Eh bien ! ce passé si haï, si regretté, si sombre,
si poétique, parfois plein de péripéties au point de
nous paraître fabuleux, parfois monotone, au point
d'alourdir notre imagination fiévreuse, ce passé qui
agonise chez nous, s'est réfugie, — si je puis m'ex-
primer ainsi, — tout entier, avec ses monstruosités
et ses candeurs, ses élans et ses torpeurs de l'autre
côté de la Méditerranée. Cette mer intérieure qui,
comme dit un vieux poète, a été créée plutôt pour
unir que pour séparer les hommes, sert de limite
à la civilisation raffinée, mais de Tanger àConstan-
tinople, le littoral, tantôt mince, tantôt large, est
occupé par un peuple formé en une société consti-
tuée, établie, moins perfectionnée que la nôtre
sans doute, mais où l'intérêt n'exclut pas les
élans généreux , peut-être précisément pour la
raison qu'il est moins bien délimité. De là une
plus grande souplesse de sentiments , moins de
défiance entre individus, plus de facilité dans les
relations. Les musulmans du Nord de l'Afrique et
d'Asie servent de ligne de démarcation entre la
civilisation et la barbarie et vivent de l'existence
du passé.
J'ai entrepris d'étudier l'histoire de la société qui
PREFACE.
croule, non dans les livres, sur des inscriptions ou
sur les médailles, mais chez un peuple qui vit
comme vivaient nos pères.
Quant, au xme siècle, Louis IX était en Egypte,
sa façon de vivre, — à la religion près — ressemblait
singulièrement à celle de n'importe quel prince
d'Orient. Mêmes mœurs, mêmes idées d'honneur,
de justice, de confort. Le roi de France et l'émir
Fakhr-eddin, après avoir été, l'un à la messe et
l'autre à la mosquée, pouvaient, à la rigueur, s'as-
seoir à la même table sans être choqués mutuelle-
ment de leur manière de manger, de parler, de se
tenir : leurs deux tentes se ressemblaient ; les
mêmes lois de chevalerie les régissaient : les mêmes
tissus leur servaient de vêtements, et leurs armes
étaient forgées selon le même modèle. Or, pendant
que l'Europe se transformait, l'Orient est resté
stationnaire. L'émir Fakhr-eddin, rédescendant sur
la terre du paradis do Mahomet, ne paraîtrait que
fort peu suranné aux cheicks et aux émirs de nos
jours. Quelques rares pachas Turcs, à peine, se
formaliseraient-ils de sa façon d'être et d'envisager
les choses. Je crois que Louis IX, même avec son
auréole, se trouverait dépaysé parmi nous.
Il m'a paru piquant, après avoir usé et abusé de
toutes les joies et de toutes les douleurs de la civi-
lisation, d'aller vivre dans ces contrées de la vie
de mes pères.
PREFACE.
Peu à peu, je me suis trouvé à mon aise dans
cette atmosphère différente de la nôtre et si absor-
bante par sa placidité. J'ai prolongé mon séjour
dans ces pays oubliés, et ne pouvant pas adopter
l'existence exclusivement contemplative des indi-
gènes, je me suis mis, par distraction, à prendre
des notes. Ce sont ces notes, — écrites parfois à la
clarté de la lune, pendant des nuits plus lumineuses
que nos matinées de décembre, — que je transforme
en volume, et pour lesquelles je réclame l'indul-
gence du public. En plaidant ma cause, je ne pré-
senterai qu'un argument : la véracité. Si mes des-
criptions diffèrent parfois de celles des écrivains
qui m'ont précédé, si quelques-unes de mes appré-
ciations effarouchent des lecteurs prévenus, je n'ai
qu'une excuse à présenter : je dis, ou je crois dire
la vérité, sans exagération, sans parti pris. J'ai vécu
en Orient, à trois reprises différentes, plus de
quinze mois. Je crois connaître suffisamment le
pays pour écrire un guide, — sorte de Bedaeker
ou de Joanne, — plus imagé, moins étendu, mais
tout aussi véridique. Je crois que, ce faisant, et si
j'y réussis, je remplirai une lacune.
Loin de moi la pensée de décrier la civilisation.
Une ville réunissant le climat de Thèbes au bien-
être de Paris, serait, à mon sens, le paradis ter-
restre. Il m'est cependant impossible de ne pas
faire observer dès le début ce fait indiscutable : à
VI PREFACE.
savoir : qu'un Oriental ne saurait être transplanté
chez nous.
A l'exception de quelques juifs, marchands de
babouches et de pastilles, clairsemés dans les ca-
pitales, il n'y a guère d'Africains ou d'Asiatiques
en Europe.
En ces derniers temps, à Paris, un grand sei-
gneur Égyptien, homme d'esprit et d'action, exilé
de son pays par les événements politiques, me
disait :
— Enfermé, sans apercevoir le soleil une fois par
mois, dans trois chambres numérotées du Grand-
Hôtel, et soumis tous les jours à quelque nouvelle
exigence sociale, comment voulez-vous que je ne
regrette pas mes jardins du Caire, mon bateau sur
le Nil, mes écuries contenant cent chevaux et mes
domestiques qui me rendaient la vie si large et si
facile?
En prenant en considération qu'il faut être très
riche pour avoir trois chambres au Grand- Hôtel, on
comprendra combien la vie parisienne serait insup-
portable à un pauvre diable. Les villes de Turquie,
d'Algérie et du Maroc, se peuplent de plus en plus
d'Européens, qui s'y acclimatent très bien. Il est rare,
sinon sans exemple, qu'un indigène des mêmes
villes, vienne de son plein gré demeurer parmi nous.
Il serait inexact de m'objecter que la pauvreté chasse
d'Europe une quantité de prolétaires, pour lesquels
PRÉFACE. VII
l'Orient est une source de travail et de richesse;
ou que ces mêmes Européens vivraient chez eux
s'ils y avaient l'aisance. Nulle part la misère n'est
aussi grande qu'en Orient. Le moins fortuné des
Orientaux ne consentirait cependant pas à échanger
sa misère contre notre aisance. Les mendiants — et
Dieu sait s'il y en a là-bas — ont une contenance
calme ; ils portent sur leur figure l'empreinte d'une
souffrance placide : parfois un gai sourire illumine
leur visage; ce rictus souffreteux et envieux qui
contracte les lèvres blêmes de nos prolétaires leur
est inconnu. Pauvres et riches peuvent s'étendre
librement à l'air, et là, pendant de longues nuits,
se reposer sous les regards d'Allah, ou rêver aux
étoiles, à leur fantaisie, sans que personne aie
l'idée de leur discuter le droit de se servir de ce
morceau de terre ; sans que personne songe à les
forcer à se bâtir ou à se louer un abri.
Nous avons troqué, en Europe, cette liberté
d'allure contre la liberté de conscience ; l'Arabe,
qui ne connaît pas et ne désire pas connaître la
liberté de conscience, tient à sa liberté d'allure.
Si je ne craignais pas de fatiguer le lecteur, je
tâcherais de lui prouver l'incompatibilité de ces
deux libertés, mais je reconnais que cette digres-
sion philosophique est déjà assez longue, et je me
contente de conseiller à ceux de mes confrères ou
lecteurs qui recherchent le passé dans les livres
VIII PREFACE.
ou au théâtre, de se hâter de visiter l'Orient. Le
caractère primitif de ces pays disparait de jour en
jour, et ce siècle ne s'écoulera peut-être pas sans
que la pioche de la civilisation n'ait refoulé bien
loin les derniers représentants de la vieille société.
Prince Lubomirski.
INTRODUCTION
Quand un peuple est arrivé à se gouverner lui-
même, il n'a plus, prétend-on, besoin d'un Dieu.
Il n'en est pas moins vrai qu'une religion bien
définie est le premier jalon de la civilisation, et
qu'avant de faire jouir les Kanaks, les Kirghises
ou les Samoièdes d'un jeu régulier d'institutions
constitutionnelles, il faudrait leur apprendre à ne
pas adorer des morceaux de bois ou des animaux.
Les pays orientaux n'en sont pas encore à nier
toute divinité : la religion a été, jusqu'à nos jours,
la première condition de la vie sociale d'un peuple :
il m'a paru par conséquent utile, avant de com-
mencer mon étude, de dire quelques mots du
mahométisme.
INTRODUCTION.
Je ne connais pas de religion qui ait, comme le
mahométisme, compris la grandeur de Dieu.
Le Dieu de l'Islam n'est ni Jehovah Sabaoth le
Vengeur, le Dieu des batailles, le professeur à
martinet de l'infortuné peuple d'Israël, qu'on plaint
sincèrement, après lecture de la Bible, d'avoir été
distingué par ce protecteur irascible. Ce n'est
pas non plus notre Dieu le Père. C'est encore
moins une des mille idoles mesquines du Paga-
nisme. Allah a résolu, aussi loin que peut aller la
compréhension humaine, l'idée de la Toute-Puis-
sance. C'est le Dieu qui plane au-dessus de l'hu-
manité, de la création, de l'univers ; qui ne se
découvre, ni se divise, ni se complète : il n'a besoin
ni d'alliances, ni de pactes, ni de commentaires ; il
ne révèle et n'évangélise pas : il est.
C'est la formule de Moïse poussée jusqu'à l'ex-
trême. Dieu n'est pas parce qu'il a besoin d'être ; il
ne peut pas ne pas être. Il est plus haut que cette
hauteur où la science moderne s'est arrêtée à l'infi-
niment grand, faute de pouvoir comprendre l'infini.
Mohammed, dans ses rêveries, n'ayant pu parvenir
à se faire une idée juste du créateur suprême, l'a placé
INTRODUCTION. XI
sur un piédestal assez élevé pour que l'imagination
orientale elle-même n'y puisse jamais atteindre.
Maïmonide a écrit : « Ne décorons pas notre
« Dieu d'attributs affirmatifs, car, si nous disons
« qu'il est grand, bon, sage, puissant, nous le ju-
« geons selon notre nature. Et cependant savons-
ce nous ce que sont la bonté, la grandeur et la
« sagesse intrinsèques, nous qui sommes petits,
« fous et méchants ! Pour avoir une appréciation
« possible de la divinité, il convient de lui donner
« des attributs négatifs, et dire : Dieu n'est pas petit,
« n'est pas laid, etc., etc. » Mohammed avait déjà
poétisé l'idée. Évitant de donner à Allah des attri-
buts trop positifs, trop pareils à la perfectibilité
humaine, il l'élève au-dessus de l'intelligence du
bien. C'est l'incommensurable, l'insondable, l'in-
fini. Parfois tout est résumé en un mot: « Dieu est
grand, » mais résumé de façon que les paroles lais-
sent dans l'esprit une pensée de grandeur surhu-
maine. Les deux principales qualités dont Moham-
med aime à revêtir Allah, sont la clémence et la
miséricorde. — Le Dieu clément et miséricordieux^
— Vertus surhumaines, surtout dans les pays mé-
XII INTRODUCTION.
ridionaux et au VIIe siècle. Le XGIIC chapitre du
Coran précise l'idée du prophète. Le voici :
« Dis : Dieu est un : c'est le Dieu à qui tous les
« êtres s'adressent dans leurs besoins. Il n'a point
« enfanté et n'a pas été enfanté ; il n'a point d'égal
« en qui que ce soit. »
Quand Mohammed parle de lui-même il dit :
« Mohammed n'est que l'envoyé (Raçoul). » On
distingue toujours l'humilité de l'homme en face
de celui qu'il ne peut ni ne veut comprendre.
« N'agite point la langue, ô Mohammed, en ré-
« pétant la révélation, en te pressant trop, de peur
« que ce qui t'est révélé ne t'échappe » (Chapi-
tre LXXVI, verset 16), ou bien : « Dis, je suis un
« homme comme vous, mais j'ai reçu la révélation
< qu'il n'y a qu'un Dieu » (Chapitre XIX, ver-
set 110). L'idée de la grandeur de Dieu est abso-
lue chez le prophète de l'Islam : jamais elle ne
s'écarte de sa pensée. Malheureusement Moham-
med, philosophe, était ambitieux de fonder une
religion. Il fallait pour cela agir sur l'imagina-
tion de ses ouailles; dans son livre, Mohammed
transige avec lui-même en adoptant des traditions
1NTK0DUCTI0N. XIII
qui diminuent Dieu et le font colère, rancunier, pu-
nissant les méchants, etc. En lisant attentivement
le Coran, on s'aperçoit que cette diminution de son
idéal coûte à Mohammed et qu'il hésite, chaque fois
qu'il se voit obligé de rapetisser son Très Grand au
niveau de la nature humaine. Alors, il emploie des
formules comme celles-ci :
« Ceux qui diront que ce livre a été écrit par des
« mains humaines sont infidèles. Composez donc
« un seul chapitre semblable. Appelez-y tous ceux
« que vous pouvez, hormis Dieu • (Chapitre X,
verset 39). Ou bien : « Les infidèles te diront. Tu
a n'as pas été envoyé par Dieu. Réponds-leur: Il
« me suffit que Dieu et celui qui possède la science
« du livre, soient mes témoins entre vous et moi. »
(Chapitre XIII.)
Doutant lui-même, il a peur du doute et devient
moins clair, moins persuasif. En revanche, dès qu'il
peut se complaire, sans crainte de se heurter contre
l'incrédulité, dans le développement de son idée de
l'immensité d'Allah, il arrive au sublime. Il sent ce
qu'il écrit, il est pénétré de son sujet, il y croit lui-
même; ce n'est plus le fondateur de religion, l'am-
XIV INTRODUCTION.
bitieux, tranchons le mot, le charlatan ; c'est le
penseur, le philosophe.
La principale qualité du Coran et la force indis-
cutable de l'Islamisme sont dans cette admiration
sans partage du Créateur. Les Prophètes, les con-
quérants , l'envoyé, reçoivent leurs inspirations
d'Allah, qui, dans sa bonté, consent à leur apprendre
comment les hommes doivent se conduire pour être
dans le droit chemin (Islam), sans daigner toutefois
faire de pacte avec eux. Il détourne de la Création
sa face de bronze et rien ne peut lui plaire ni dé-
plaire. Il ouvre les yeux des hommes; c'est aux
hommes à regarder. Une minute d'indulgence,
un regard jeté à terre qui tomba sur Mohammed,
quelques secondes de révélation, et l'Islamisme est
fondé. Mohammed ne consent pas à diminuer son
Allah, au point de converser journellement avec
lui, de disputer, d'écrire sous sa dictée, etc.. Il
entrevoit sa grandeur, les cieux et l'Eden, et il voit
tout cela si vite que la tasse pleine d'eau qu'il ren-
versa au moment où l'ange, messager d'Allah,
l'enlevait au Ciel , est encore à moitié pleine
quand il est rendu à la terre. Le Coran émane de
INTRODUCTION XV
ce contact furtif. Le mot Coran signifie la lecture,
le livre par excellence ; en passant sur Mohammed
pendant son voyage, le souffle d'Allah a suffi pour
lui donner la science.
Le style du Coran est concis, parfois emphatique,
très imagé : la plupart des traditions de l'Ancien
et quelques-unes du Nouveau Testament y sont
admises ; le point de départ historique, c'est le
peuple hébreu, les Arabes étant fils d'Ismaël. Le
mot Allah ressemble trop au mot hébreu (Eli, père,
Elohim, les Dieux, dénomination donnée souvent à
la Divinité, à Jévohah, père des Dieux), pour ne
pas en être une dérivation. Allah est un Jévohah,
un Dieu le Père atteignant et dépassant les der-
nières limites de la compréhension humaine.
Un philosophe allemand a dit : « Toute loi est
« vraie : elle est instituée pour régler les rapports
« entre individus se parlant, se comprenant, connais-
« sant leurs besoins respectifs. Toute religion est
« fausse, car, voulant régulariser les rapports entre
« l'homme et quelqu'un d'incompréhensible et d'in-
« connu, elle ne peut être que le fruit d'une imagina-
« tion exaltée ou d'une effroyable peur. » Mohammed
XVI INTRODUCTION.
philosophe, est impeccable au point de vue de la
compréhension de la Divinité ; fondateur de reli-
gion, il s'est laissé aller à son imagination exaltée,
et voulant régler les relations entre l'homme et
Dieu, il a erré comme ses prédécesseurs. Le Coran,
code civil, pénal et politique est très bien fait,
parfaitement adapté aux besoins des Arabes du
viie siècle. La morale et l'hygiène y sont traitées
avec clairvoyance et connaissance de l'humanité.
Aujourd'hui encore, il sert de bulletin des lois
aux Cadis de Tunis et du Maroc.
En tant que code religieux, le Coran ressemble
aux livres dits x Les Écritures, » bible , Zenda-
Vesta, etc. L'absurde y côtoie le sublime. Les
récits de miracles, toujours inutiles, parfois gro-
tesques, y font regretter qu'un homme d'une telle
élévation d'idées et de sentiments, ait éprouvé le
besoin de tromper ses semblables , et troqué ses
convictions contre un peu de gloire d'outre-tombe.
Néanmoins, tel qu'il est, le Coran émane de l'in-
telligence la plus lucide que le monde ait produit
depuis le Christ.
Mais tout culte se transforme suivant les besoins
INTRODUCTION. XVII
de la minorité gouvernante, et comme le Christia-
nisme ne ressemble guère à la religion primitive,
fondée par le Christ, de même le mahométisme a
subi des modifications appropriées aux différentes
époques qu'il a traversées. Toutefois, la civilisation
orientale demeurant depuis longtemps dans un état
de stagnation, le fanatisme étant encore très vivace,
l'instruction n'ayant pas eu le temps de pénétrer
dans les masses, l'Islamisme, immobilisé depuis
cinq siècles (1), suffit pour contenir les peuples
dans le respect de l'autorité séculaire et temporelle.
Les pays mahométans tels que Tunis, en sont en-
core à l'époque où la loi religieuse se confond avec
la loi politique. Un péché selon la religion reste
encore un crime ou un délit selon la loi, et il n'y a
aucune séparation ni politique, ni sociale entre
l'Église et l'État. Si le fanatisme militant est repré-
hensible, le fanatisme triomphant n'est pas préjudi-
ciable à l'état moral d'un peuple à moitié civilisé.
Dans tout pays musulman où ie mahométisme règne
sans partage et où la loi s'appuie sur le Coran, la
moralité est très suffisante. Je vais plus loin et je
(1) Epoque de la dernière transformai ion.
XVIIf INTRODUCTION.
dis qu'il y a beaucoup plus de mahométans con-
vaincus que de chrétiens sincères. Un mahométan
convaincu est un très honnête homme non-seule-
ment selon les idées orientales mais encore au point
de vue universel.
Mohammed s'étant rendu compte de l'imagination
des Arabes et cle leurs goûts matériels, a modifié
quelques-uns des préceptes de l'Évangile, qu'il
a lu et commenté avec un orfèvre chrétien nommé
Djebz, domicilié à la Mecque pendant l'hégire.
Le Christ, nature septentrionale, platonique, faite
de douceur et d'abnégation, a fondé une reli-
gion qui , s'efforçant de dompter les passions ,
s'est étendue surtout vers le Nord. Pour faire
admettre le christianisme aux peuples méridio-
naux, il a fallu les bûchers de l'inquisition éclai-
rant des cérémonies pompeuses , le prestige de
l'extase , et enfin l'intervention de l'effroi qui ,
peuplant l'enfer de tourments palpables, a réussi
à métamorphoser une religion cle douceur en
culte de l'horrible. Dans sa première et sublime
pureté, le christianisme ne peut être compris et
apprécié que par une nature suave comme celle de
INTRODUCTION. XIX
Jésus-Christ. Une récompense éternelle, qui se
réduit à la contemplation de la face de Dieu en
compagnie des anges, est peu attrayante par elle-
même. Il faut encore expliquer la transformation de
la nature qui, devenue de l'éther pur, trouve le
bonheur là où notre nature terrestre n'éprouverait
qu'ennui; explication difficile, nécessitant beaucoup
de persuasion de la part du professeur, beaucoup
d'intelligence de la part de l'élève. Il y a peu
de chrétiens convaincus, et même, parmi ceux-
là, ceux qui le sont suivent les commandements
de l'Église plutôt par peur du châtiment que par
espoir de récompense. Une nature d'élite peut
comprendre seule, la grandeur de la promesse.
L'idée que l'àme, délivrée de son enveloppe mor-
telle, ne gardera rien d'humain, pas même les sen-
timents de douleur et de plaisir, ne peut être définie
que par une intelligence d'élite. Le christianisme
est une religion de raffinés, plus divine que le ma-
hométisme, mais en raison de sa divinité même,
moins accessible au plus grand nombre. Un homme,
qui suit tous les préceptes de l'Évangile sans ac-
cepter aucune des modifications apportées à la for-
\X INTRODUCTION.
mule chrétienne par l'état social, est un grand
homme de bien, un cénobite, un anachorète, un
saint. L'homme le plus ordinaire peut être un ma-
hométan irréprochable. Rien n'est plus facile. Il lui
suffît, sans torturer son esprit par des combinai-
sons métaphysiques, de croire que, s'il se conduit
bien, il habitera éternellement un séjour, où des
« jardins et des vignes (1) » lui donneront cette
ombre qu'il aime sur la terre ardente ; où « des filles
aux seins arrondis et d'un âge égal au sien (2) »,
lui procureront la plus grande jouissance de sa
nature sensuelle ; où « des fruits des arbres, qui s'a-
baisseront pour être cueillis sans peine (3) », satis-
feront sa paresse, à lui, l'homme indolent par excel-
lence, et condamné cependant à de longs voyages à
travers le désert et où « des coupes remplies d'un
mélange de zendjabil », lui donneront un breuvage
glacé, à lui l'éternel altéré de ce pays de la soif.
La religion musulmane n'exige d'un croyant que
l'ablution, la prière et l'aumône journalières; le
(1) Chapitre LXXIX, verset 32.
(2) Chapitre LXXIX, verset 33.
(3) Chapitre LXXVII, verset 14.
INTRODUCTION. XXI
pèlerinage et le jeûne à des époques fixes ; — « c'est
« ainsi que, dit un commentateur du Coran, l'esprit
« maintenu dans une disposition heureuse, empêche
« l'homme qui songe souvent à Dieu de faire le
« mal. » — Rien de plus aisé que de suivre les pres-
criptions d'une religion aussi facile. Une récompense
qu'on comprend est au bout, et l'on est maintenu
dans la bonne voie par la crainte d'un châtiment
inconnu, mais tout aussi terrible dans son mystère
que nos grils et feux éternels.
Nous ne saurons trop le répéter, Mohammed
connaissait son peuple. Un Arabe du désert, tou-
jours en lutte, craint un danger, un mal nouveau,
mais il sait que le bien ne vient jamais que prévu.
Il ne connaît pas de bonheur surhumain. Il le rêve
parfois dans une bague qui rend invisible, dans un
tapis qui transporte à de grandes distances. En
revanche le mal inconnu, c'est le courant. Aujour-
d'hui un tremblement de terre, demain une maladie,
une infirmité étrange. Un poète oriental, Saadi,je
crois, a dit : « Si vous pensez à un bonheur in-
« connu, vous rêvez miracles ; le malheur vous
« arrive toujours autre, toujours nouveau, et votre
XXII INTRODUCTION,
« imagination sera constamment au-dessous des
« maux qui peuvent vous assaillir à tout moment
« de la vie. »
N'est-ce pas profondément vrai , et Mahomet
n'a-t-il pas eu raison de spécifier les récompenses
du Paradis et de laisser planer un mystère sur les
châtiments de l'enfer?
Le mahométisme, religion méridionale, maté-
rielle, compréhensible, a trouvé de nombreux pro-
sélytes en Asie et en Afrique. A l'époque où nous
vivons il a besoin de nouvelles modifications, mais
je crois que ce n'est pas le christianisme qui le
remplacera avantageusement dans les pays du so-
leil.
LA COTE BARBARESQUE
ET LE SAHARA
La Goulette. — Arrivée à Tunis. — Les bazars. — Le palais du
bey. —Les militaires.— Le pourboire du grand commandant.
— Les lieux d'asile. — Arrangements à l'amiable entre le
gouvernement et les criminels. — Les quartiers juifs. — L'heure
de la prière.
Les vagues, énormes en pleine mer, se transfor-
ment, à mesure que nous approchons de l'Afrique,
en une sorte de houle profonde et tourmentée. Le
vent, qui, là-bas, réussissait à peine à soulever les
premières couches de l'eau , la trouble ici dans
toute sa profondeur. La teinte 'des flots, d'un vert
sombre aux flancs du navire, est jaune autour de
nous. Plus loin, à gauche, après une étroite
langue de terre, la mer, devenue lac salé, paraît
d'un bleu limpide, de ce bleu d'azur qui fait de la
Méditerranée une mer incomparable. Derrière ce
\
LA CÔTE BÀRBARESQUE
bleu, une gigantesque tache blanche en relief sur
le violet rougeâtre des montagnes étranges qui
bordent l'horizon ; c'est Tunis, la plus blanche des
villes d'Afrique, le bournous du Prophète comme
l'appellent les conteurs arabes ; Tunis, étendue sur
le penchant d'une colline, adossée à une chaîne
de montagnes dont on aperçoit les deux cimes
principales, Djebel-bou-Korméine et Djebel-Rios,
comme des sentinelles en faction devant le mont
Zahouan.
En face du golfe, presque au ras de l'eau, des mai-
sons blanches sont groupées autour d'une, coupole
verte : c'est la Goulette qui entoure de ses habi-
tations le palais d'été dubey. A droite la côte boisée
fuit vers l'occident, en zigzags capricieux. Presque
à tous ses détours, elle présente à l'œil des villas
enfouies sous des ombrages délicieux. Des palais,
des minarets émergeant d'une forêt de lentisques,
de mimosas et d'oliviers, se mirent dans l'eau. Deux
montagnes arides encaissent ce riant paysage entre
leurs flancs escarpés et semblent se regarder avec
menace à travers la petite baie qui les sépare. Ces
hauteurs à l'aspect sombre, quasi-tragique, sont
surmontées , l'une de la chapelle Saint-Louis,
l'autre de ce qui reste de Garthage, et perpétuent le
souvenir des deux plus grandes infortunes, peut-
être, de l'histoire.
A l'entrée du passage, étroit de quelques mètres
ET LE SAHARA.
à peine (Goulette) , unique communication entre la
mer intérieure et la Méditerranée, nous sommes
abandonnés par la nuée de mouettes et d'albatros
qui nous avaient suivis depuis notre embarquement.
Nos rameurs donnent un maître coup d'aviron ; nous
ressentons une secousse ; la barque monte la crête
d'une vague, et nous voici, sans savoir comment cela
s'est fait, dans le canal, entre deux quais de bois.
Des hommes à figure étrange, tout encapuchonnés,
qui se promenaient insoucieu sèment avant notre
apparition, se mettent à longer notre sillage en cou-
rant et en proférant des cris épouvantables accom-
pagnés de gestes qui nous paraissent hostiles. L'in-
terprète venu à notre rencontre, israélite Tunisien
du nom de Nataf, m'apprit que ces gens barbus et
débraillés, tout en remplissant les fonctions de poli-
cemen, gardes -côtes et douaniers, jouissaient pour
le moment de leurs loisirs, et les employaient à
pousser des cris féroces, pour supplier les voyageurs
de leur confier leur bagages, qu'ils se chargeaient,
en qualité de portefaix, de transportera la gare. Ces
braves fonctionnaires nous avertissaient que le
chemin de fer de la Goulette à Tunis, qui fait le
trajet trois fois par jour, allait partir dans cinq mi-
nutes.
Désireux de nous reposer, nous abandonnâmes
nos bagages à l'obligeance du vice-consul de France,
dont les bureaux se trouvent au bord du canal, et
LA COTE BABBARESQUE
quelques minutes après notre débarquement, nous
nous installâmes dans un wagon, se rendant à
Tunis, lui troisième du convoi. Le chemin de fer
traverse une plaine raisonnablement cultivée, en
côtoyant El Bnhar (mer) de la Goulette, le plus
grand des lacs salés qui entourent Tunis. Du côté
de la terre on ne voit guère de villages, et on ren-
contre quelques rares chameaux et des passants
plus rares encore, le lac, en revanche, est animé
au possible. Il semblerait que tous les oiseaux
du pays s'y soient donné rendee-vous. Cormorans,
courlis, canards, flamants, hérons, traversent l'eau
à tout moment , les uns en bande, les autres
solitaires. Ceux-là s'arrêtent pour se percher une
seconde sur un pilotis qui a jadis servi de base à
quelque forteresse espagnole, d'autres rasent les
flots de leurs ailes pointues, ceux-ci poussent en
haut leur cri éclatant ou plaintif. Tout cela vit
de cette bonne vie sauvage, faite de liberté et
d'oxygène, qui paraît délicieuse à un citadin en
vacances.
Le train s'engouffre sous une gare qui ressemble
à une moitié de tonneau cerclé. Nous traversons,
pêle-mêle avec des officiers tunisiens et des porte-
faix, une salle d'attente assez misérable, et nous
débouchons sur une place entourée de construc-
tions européennes. On se serait cru dans une ville
française de troisième ordre, n'était la population
ET LE SAHARA.
qui formait foule à la sortie. Il y avait, là, en face
de nous, autour de l'élégante calèche que M. Ber-
trand, propriétaire du meilleur hôtel de Tunis,
avait envoyée à notre rencontre , un monde de
nègres, d'Arabes , de nomades , de Juifs, chacun
dans son costume national, les uns étalant de ma-
gnifiques habits aux couleurs voyantes, taillés dans
les plus fins tissus de l'Orient, d'autres
Plus délabrés que Job et plus fiers que Bragance,
se drapant dans des guenilles avec une dignité
réelle, tous badaudant aux abords delà gare. De la
voiture où nous montâmes immédiatement, nous
vîmes pendant une seconde des turbans verts, blancs
et jaunes, osciller en cadence au-dessus d'autant de
calottes noires ou de fez ; puis nous nous trouvâ-
mes, à notre grande désillusion, dans une rue eu-
ropéenne, sale et mal pavée, ressemblant à tout ce
que nous avions vu jusqu'à présent. La voiture,
après avoir suivi quelques minutes cette rue, s'ar-
rêta devant une maison à deux étages : nous étions
à l'hôtel Bertrand, dit Hôtel de Pnris.
Nous gravîmes l'escalier d'un air assez maussade,
mais arrivés à notre appartement, situé au premier
élage, nos impressions commencèrent à se modi-
fier. Les fenêtres s'ouvraient sur une vaste place,
entourée d'un mur éclatant de blancheur. Des cha-
6 LA CÔTE BARBARESQLE
meaux couchés pêle-mêle avec les conducteurs,
leurs têtes posées sur la crête du mur, donnaient à
l'enclos un aspect singulier. La rue était très
animée. Chevaux, ânes, chameaux, nègres, Arabes,
femmes arabes voilées, femmes juives en costume,
Européens et Européennes ; une fourmilière grouil-
lante à perte de vue; des maisons à mâchicoulis,
des marabouts carrés à dômes, quelque minarets
à droite et à gauche, se détachant sur un ciel
d'azur, sortant sans aucune symétrie d'un fouillis
de murailles qui limitent le regard à l'orient et
à l'occident. La première rue régulièrement bâtie,
m'avait navré, et il fallut, pour me donner le cou-
rage de m'habiller, la visite de Nataf et l'assu-
rance que la ville franque, où nous nous trouvions,
ne ressemblait en rien aux autres quartiers de
Tunis.
Tout étranger doit, autant pour sa sûreté person-
nelle que par déférence pour son gouvernement,
s'inscrire chez un des consuls résidents. Je me
rendis au consulat général de France, où M. Cas-
sas, gérant le consulat en l'absence de M. Roustan,
me reçut dans un jardin qui est un petit paradis.
Rien de délicieux comme cette oasis de verdure,
où l'oranger, le bananier, le bambou, l'arbre à
savon, le palmier, forment des charmilles pleines
d'ombre, de fraîcheur et de chants d'oiseaux.
Le consul général, M. Roustan, très aimé, jouit de
ET LE SAHARA.
l'estime et de l'affection générales; je regrette
d'avoir visité Tunis en son absence. Mais il me
parait impossible d'être mieux reçu que je ne l'ai
été par M. Cassas. On se lie vite loin de Paris. Je
sortis du consulat non seulement avec toutes les
permissions désirables, mais avec un ami de plus.
Une heure après, à l'hôtel, je fis connaissance de
M. Coince, juge-consul de France; je me trouvai
donc, aussitôt mon arrivée, avoir deux charmants
protecteurs, et je me sentis les coudées franches.
Dès les premiers pas faits à travers la ville arabe,
on est transporté en plein Orient des Mille et une
Nuits. Une des voies quasi régulières de la cité
européenne aboutit au bazar ou Soukh des parfums,
antichambre des autres bazars dont on compte à
Tunis près de vingt-cinq. Les rues tortueuses,
étroites, recouvertes d'un toit en poutres blanchi à
la chaux, s'enchevêtrent dans un dédale inextri-
cable. Là, point de plaques indicatrices, point de
lignes tirées au cordeau : les maisons s'avancent,
reculent, s'effondrent parfois, formant des encoi-
gnures, des carrefours, des impasses qui reçoivent
le jour par des lucarnes ouvertes sur le toit
commun : cela s'appelle Soukh-el-Bey (bazar
du Bey). Chaque maison — ou plutôt ce quelque
chose qui sert de support au toit — est criblée de
LA COTE BARBARESQUE
petites niches représentant autant de boutiques.
Dans la partie réservée aux parfums, il n'y a que
des marchands d'essences; une odeur de musc, de
jasmin et de rose nous accompagne jusqu'au bazar
des cuirs où elle est remplacée par une autre,
moins fade, et partant moins désagréable. Les
Soukhs des cuirs, des pantoufles, des tissus, des
tapis se succèdent les uns aux autres sans inter-
ruption. A mesure que l'on avance, la vie orien-
tale apparaît dans toute son originalité. Les mar-
chands, les jambes croisées, assis Sans leur niche
derrière un amoncellement de tissus de soie et
de laine, appellent les chalands qui forment une
foule de plus en plus compacte. Ici un grand
et bel Arabe, drapé dans un burnous bleu, vêtu
d'une gandourah rouge, juché sur une selle in-
crustée d'or,, conduit savamment sa jument blanche
au milieu des piétons entassés et, fier de cet assem-
blage de couleurs qui le distinguent du commun
des mortels, inspecte d'un regard dédaigneux les
intérieurs des boutiques : là, quatre ou cinq femmes,
complètement voilées, accoudées l'une sur l'autre,
leurs gros pieds maladroits écartés, marchandent
un foulard : ici des officiers en redingote noire,
boutonnée à l'européenne, leur fez, orné d'une
étoile d'or, bien enfoncé sur la tète, écartent bru-
talement du fourreau de leur sabre des enfants dé*
guenilles et soufflent en riant sur le bonnet phrygien
ET LE SAHARA.
d'une grosse Juive au visage découvert, qui traverse
la rue en se dandinant ; là, un marabout glabre,
appuyé sur trois magnifiques Arabes à longues
barbes grises, lui baisant ses sales mains à qui
mieux mieux, invective son concurrent, un derviche
à moitié nu. Couvert de quincaillerie, de casseroles,
de lampes attachées au cou avec des chaînes,
le derviche, quatre lanternes à la main, cherche
un homme, comme Diogène, et jouit par ce fait
d'une grande réputation de sainteté. Plus loin un
crieur public annonce au son du tambour le départ
prochain d'un vapeur anglais pour Djeddah et la
Mecque en criant :
— Musulmans ! un navire à vapeur viendra dans
quinze jours prendre ceux de vous qui désirent
visiter les lieux saints ! Soyez prêts ! Dieu seul est
Dieu et Mahomet est son prophète.
Plus loin encore, la foule se confond à un tel
point qu'on ne voit plus que les turbans multico-
lores et les fez rouges onduler dans un remous
régulier. Cette ondulation est surtout saisissante
d'un point culminant, l'ancien Soukh-el-Barca
ou Souckh des esclaves, devenu le marché à la
criée des bijoux d'or et d'argent. Si vous vous
mettez au centre de la petite place que forme le
bazar à cet endroit, vous rayonnez sur trois rues
encombrées d'hommes blancs et de nègres, cou-
verts d'oripeaux éclatants qui se balancent dans
1.
10 LA CÔTE BARBARESQUE
l'air au gré d'une brise produite par le mouve-
ment de cette cohue.
Bousculés, bousculant, nous perçons cette foule
d'hommes, d'enfants, de femmes, de fous, de saints,
de chevaux, de chameaux, d'ànes et de chiens, ru-
doyant les uns, rudoyés parles autres, et sortis de
la fournaise, nous nous retrouvons au bazar des
étoffes, devenu moins bruyant que tout à l'heure.
Quelques secondes après nous comptions deux
amis déplus parmi les habitants du Souck: deux
voisins. Les commerçants tunisiens ne connaissent
pas la concurrence, grâce à l'usage qui oblige les
débitants d'articles homogènes à se masser dans un
même lieu. Nos deux marchands étalaient à l'envi
devant nos yeux des étoffes de laine et de soie,
des burnous, des gandourah, des foulards ; et quand,
ahuri de leur faconde, je leur faisais demander par
mon interprète auquel des deux appartenait telle
ou telle étoffe, ils joignaient d'un merveilleux
ensemble les deux index en clignant des yeux, et
me répondaient d'un accent intraduisible :
— Kif Kif! (c'est la même chose).
Assis sur des tapis entassés devant la boutique
nous examinions des étoffes, tirées d'un trou obscur
avec une profusion à faire croire que nous étions
chez quelque Aladin. Pendant ce temps, on servait
dans des petites tasses en laiton de cet excellent
café oriental, mousseux, parfumé, où il y a à boire
ET LE SAHARA.
11
et à manger, et que pour ma part je bois avec délices.
Nonobstant cette politesse, quasi obligatoire • du
reste, nous nous mîmes à marchander ferme. Avertis
que le plus honnête marchand tunisien se croirait
un imbécile s'il ne demandait à un Européen le
quintuple de la valeur de l'objet convoité, nous
offrîmes deux cents francs des étoffes dont on nous
demandait mille, et sans rien acheter, nous nous
dirigeâmes vers des lieux meilleurs.
Le touriste européen est rare à Tunis, et dès
l'arrivée, il est connu aux bazars qu'il s'empresse
de visiter. L'Arabe, très patient, fait un prix et n'en
démord pas pendant une semaine, tant que l'étranger
est forcé, bon gré mal gré, de résider à Tunis,
faute de moyen de communication. Le samedi, jour
d'arrivée du bateau Valéry, l'Arabe devient plus
coulant : le lundi, où le bateau Robbattino apparaît
au port de la Goulette, il vous fait une nouvelle
concession, s'il vous rencontre au bazar; mais le
mardi, jour du départ des deux bateaux, il accourt
à l'hôtel (il n'y a que deux hôtels européens par-
faitement connus de tous les marchands), offrir
l'objet à n'importe quel prix. Ce fut ainsi que,
grâce à Nataf, nous fîmes nos emplettes.
Le bazar des étoffes longe le mur d'enceinte du
Dar-el-Bey, palais habité par le souverain seule-
ment pendant le Ramadan. C'est un édifice d'un
extérieur mesquin, blanchi à la chaux comme les
12 LÀ CÔTE BARBARESQUE
autres maisons de la ville, à fenêtres percées iné-
galement dans le mur, avec deux ou trois portes en
bois, pareilles à celles de nos anciennes maisons à
allée. Une de ces portes, ouverte à deux battants,
donne sur un vestibule où j'aperçus quelques sol-
dats, vêtus à l'européenne, assis sur des escabeaux,
leurs fusils à leurs côtés, tricotant des bas. Pen-
dant que Nataf remettait à un de ces militaires la
permission obtenue au consulat, indispensable pour
visiter l'intérieur du palais, je m'assis sur un banc,
ouvrant de grands yeux pour examiner ces étranges
gardes du corps. Le soldat auquel Nataf s'adressa,
prit lepapiei, le jeta précipitamment à terre pour
relever les mailles de son tricot, et cette besogne
achevée, se leva nonchalamment, disparut par une
porte latérale, revint presque aussitôt précédant
trois officiers, un commandant et deux capitaines,
et reprit sans aucun égard pour ses supérieurs,
son travail interrompu. Les officiers ouvrirent
quelques portes, nous firent voir quelques pièces,
chaudes encore du séjour récent qu'y fit un prince
de Prusse, mais fort mal meublées et sans aucun
intérêt — à l'exception d'une chambre voûtée cou-
verte en entier d'un stuc finement travaillé — et
nous conduisirent dans un petit cabinet donnant sur
le bazar des étoffes. Là, un des capitaines se mit
à parler très vite à Nataf.
Nataf traduisit :
ET LE SAHARA. 13
— Ceci est une chambre que le bey affectionne
beaucoup : de cette fenêtre il voit les marchands,
qui le sachant là, viennent tour à tour étaler leurs
étoffes devant lui. Si quelque objet lui convient, il
fait signe à un de ses secrétaires qui va l'acquérir.
Parfois le bey n'achète rien et s'amuse simplement
à contempler le va et vient de la rue. D'autres fois il
ouvre la croisée pour permettre au peuple de jouir
de son aspect. — Maintenant... il convient de
donner votre pourboire, nous avons tout vu.
— Mon pourboire !... à qui? demandai -je.
— Au grand commandant, répondit Nataf en dé-
signant l'officier le mieux galonné.
L'épithète me donna à réfléchir ; le pourboire
d'un grand commandant devait être formidable.
— Donnez-lui quarante sous, dit Nataf souriant
à mon hésitation.
Je glissai trois francs dans la main du grand com-
mandant, vingt sous dans celle de chacun des capi-
taines ; les officiers me reconduisirent jusqu'à la
rue , me montrèrent une mosquée , construite ,
selon la légende, par un chrétien miraculeuse-
ment converti à l'islamisme , et me saluèrent
depuis chaque fois qu'ils me rencontrèrent dans
la rue.
Cette façon d'envisager les droits et les devoirs
militaires, si contraire aux idées européennes, est
naturelle dans un pays ou soldats et officiers em-
14 LA CÔTE BARBARESQUE
brassent la carrière des armes sans aucune préten-
tion à une solde, toujours promise, jamais réglée,
et cela depuis des siècles... Les uns entrent au ser-
vice de l'État par pur désœuvrement, afin d'aider
le hey à gouverner son peuple; d'autres, par vanité,
pour porter un uniforme ; d'autres enfin par ambi-
tion, pour approcher des grands de la terre, mais
tous sont d'avis qu'il serait injuste de les empêcher
de gagner leur existence en exerçant un petit mé-
tier. Le gouvernement abonde dans ce sens et leur
laisse pleine liberté de se procurer de l'argent ail-
leurs que dans ses coffres.
Une des façades du Dar-El-Bey donne sur la place
delà Kasbah (la plus grande, je crois, de Tunis),
ornée d'une galerie à deux étages, bâtie selon les
règles architecturales en usage chez nous et des-
tinée à abriter le nouveau bazar. C'est l'endroit
le mieux tenu, le plus propre, mais le moins
fréquenté de la ville. La Kasbah (ancienne forte-
resse restaurée par les Espagnols), édifice massif,
de forme rectangulaire, entouré de hautes murailles
crénelées, borde la place au sud, et sert de point
de départ à la rue qui va s'élargissant jusqu'à
une des portes de sortie, Bah-el-Soiïïka. Faite d'en-
clos blanchis à la chaux, c'est une des artères car-
rossables de Tunis. On peut y rencontrer des voi-
tures, voire des harems en promenade. La rue est
coupée parla place où l'on pend, et où l'on vend les
ET LE SAHARA.
grains. Sur le sol jonché de foin et de paille, des
chameaux couchés, les jambes repliées sous eux,
semblent examiner avec curiosité une rangée de
négresses au profil simiesque, accroupies auprès
des haillons qui, étendus à terre, supportent des
pyramides de mil, de sésame ou de froment. Du
reste ici, comme au bazar, c'est un tohu-bohu, des
cris, une bousculade générale : les ânes braient, les
chiens aboyent, les enfants crient, les négresses
agitent les bracelets de cuivre dont elles sont cou-
vertes et qui produisent un son de vieille ferraille ;
les hommes jurent, rient, plaisantent, se cou-
doient, s'invectivent, vendent, achètent, volent,
mendient.
Nous 'suivons la foule, qui afflue vers un mur
auquel sont adossés deux Aïssaouas (Khouans
de Sidi Aïssa). Tandis que nous considérons un
individu à figure bronzée, sérieusement occupé à
des incantations adressées à un panier rempli de
serpents, un cercle de curieux se forme autour de
nous. Je jette une pièce blanche à l'Aïssaoua, le-
quel, après avoir poussé un cri de satisfaction sau-
vage, plonge les mains dans le panier, en tire un
crotale, des vipères cornues, des scorpions, et com-
mence ses exercices. Ce genre de prestidigitation a
été décrit si fréquemment, que je crois bien agir en
en faisant grâce à mes lecteurs.
Laissant l'Aïssaoua mordre le crotale et se faire
16 LA CÔTE BARBAUESQUE
mordre par lui, avaler des scorpions, et obliger
les vipères à danser, j'allai jeter un coup d'œil à
la place où l'on pend. Cet acte de justice s'exécute
d'une façon toute primitive. N'importe quel offi-
cieux enfonce un clou dans le mur de n'importe
quelle maison de la place, et le bourreau, sou-
vent aidé par le patient, accomplit son office,
sans que cette opération, qui frapperait si pro-
fondément les populations européennes, provoque
le moindre trouble parmi les passants.
Non loin de la place aux exécutions, dans une
rue assez large qui retourne vers les quartiers po-
puleux, se trouve Djama Sidi-Mahrez, mosquée,
lieu d'asile, inviolable et inviolé jusqu'ici. Le lieu
d'asile s'étend à quelques mètres dans les rues en-
vironnantes. Un voleur ou un assassin pourrait s'y
croire en sûreté, n'était une loi qui autorise le bey
à environner la mosquée d'un cordon de troupes,
pour amener par la faim le malfaiteur à se rendre.
Gomme le lieu d'asile est plein de débiteurs in-
solvables, de soldats indisciplinés, etc., gens re-
cevant ostensiblement la nourriture journalière
delà main de leurs femmes, parents et amis, il n'est
pas facile de s'emparer du fugitif, surtout (et
c'est toujours le cas) s'il réussit à conquérir la sym-
pathie de ses co-réfugiés. Alors le gouvernement le
place dans l'alternative de parlementer ou de lasser
ses nouveaux amis. 11 suffit pour cela d'investir la
ET LE SAHARA. 17
place et de couper les communications ; cette me-
sure fait hurler les femmes et provoque parfois
une émeute, mais finit par l'expulsion du délin-
quant, neuf fois sur dix... Souvent on s'arrange :
le malfaiteur consent à parlementer.
— Voyons, dit l'officier chargé de l'expédition,
tu as déjà tué trois Juifs... ça ne fait rien ; mais tu
viens d'assassiner un vénérable mollah, retour de
la Mecque; il faut que tu sois puni, n'est-ce pas?
— Je consens à être puni.
— Le gouvernement sera paternel... Rends-toi!
— Ouiche ! !
— Que ton oreille sois maudite !... Dis tes con-
ditions. Tu ne seras pas pendu, je te le jure. Tu
ne peux cependant pas éviter la bastonnade?
— La bastonnade... soit ! Cent coups... J'y con-
sens...
— Cent coups!... es-tu fou? mille au moins !
— Jamais... j'aime mieux risquer la corde.
— Tu n'es pas raisonnable.
On tombe presque toujours d'accord... le bey
n'aime pas les émeutes, les officiers détestent tout
service et rien ne leur est plus désagréable que la
mission d'investir un lieu d'asile. Un meurtrier,
dans ces conditions, en est quitte pour quelques
coups de rotin sur la plante des pieds et deux ou
trois mois d'emprisonnement. Il n'y a pas d'exemple
que le gouvernement n'ait pas ratifié et exécuté
18 LA CÔTE IURBARESQUE
rigoureusement les conditions d'une pareille capi-
tulation.
Un des quartiers juifs commence à quelques
mètres de Djama-Sidi-Mahrez. Les quartiers ara-
bes, si mal entretenus qu'ils soient, sont des mi-
racles de propreté en comparaison de la ville ré-
servée aux Israélites. Il est impossible de voir des
cloaques plus hideux que les interstices entre les
maisons, décorés du nom de rues; une mare d'eau
rougeàtre, croupissante, exhale des miasmes nau-
séabonds ; une charogne de chien littéralement cou-
verte de mouches; plus loin, sous la voûte chance-
lante formée par deux maisons qui se sont rencon-
trées au moment où elles allaient s'effondrer, des
enfants teigneux jouent dans la boue avec les restes
d'un rat mort ; aux fenêtres des maisons, des femmes
échevelées, se passent à travers la rue, à l'aide
d'une gaule, des chiffons malpropres. Sur les trot-
toirs des colporteurs vantent leurs marchandises ;
d'autres femmes poussent des cris inarticulés sur le
seuil d'une maison où l'une d'elles vient de mourir.
D'un sous-sol sort un murmure confus et sinistre
comme un gémissement : c'est la rumeur d'une
synagogue : le rabbin apprend la Bible aux enfants.
Nous entrons. Un vieux Juif très maigre tient une
baguette à la main, s'en sert tantôt comme archet
de chef d'orchestre, tantôt comme martinet, et
psalmodie ; dix ou quinze gamins répètent après
ET LE SAHARA. 19
lui ses paroles sur un rhythme plaintif : ceci s'ap-
pelle l'enseignement oral.
Nous passons dans un quartier arabe. A l'excep-
tion de l'arrondissement concédé aux Francs, qui
se distingue des autres par la forme de ses con-
structions, il est inutile d'essayer de se reconnaître
dans ce fouillis de maisons, de voûtes, d'im-
passes ; il y a cinq ou six ghetto enclavés dans
la ville arabe , mais sans ligne de démarcation
visible. On ne sait jamais quand on sort d'un
quartier pour passer dans un autre, et cependant
la loi interdit formellement aux Juifs d'habiter la
ville arabe. Dieu sait comment ces pauvres diables
s'y reconnaissent!
Les rues que nous traversons s'élargissent ; nous
voyons quelques maisons propres ; puis des fenêtres
grillées à mâchicoulis ; nous longeons les ha-
bitations des riches Tunisiens. La foule ici est
moins compacte; on rencontre des Maures bien mis,
vêtus de fins tissus de laine à couleurs voyantes :
ce sont les dandys de la ville ; leur barbe est soi-
gnée, leurs vêtements d'une grande propreté, et,
quand ils sont passés, le vent envoie des senteurs
de musc et de jasmin.
Tout à coup un cri long, sonore, prolongé, traverse
l'air au-dessus de nos têtes, se répercute, bondit et
frissonne par la ville. Nataf m'indique un minaret
en disant :
$0 LA CÔTE BARBARESQUE
— Le muezzin annonce la prière... Pœgardez.
Un homme barbu apparaît à chaque ouverture
de la niche à quatre voûtes qui couronne tout
minaret et prononce quatre fois la phrase sacra-
mentelle : « La Allah illahoullah Mohammed
raçoul Allah ! » On compte deux cents minarets
à Tunis : chaque minaret a son muezzin. C'est
assourdissant.
Nous retraversons le bazar. La place de l'encan,
si bruyante le matin, ne compte plus qu'une dizaine
de retardataires, murmurant sans conviction les
derniers prix offerts par les chalands et qui, ne
les ayant pas satisfaits, serviront de point de dé-
part à la criée du lendemain. En revanche les
groupes sont devenus nombreux aux alentours
des mosquées. Les tombeaux de saints, placés
dans le bazar, parfois au centre même d'une rue,
salués en passant par quelques dévots, sont peut-
être l'unique danger que présente à un Européen
la circulation au milieu de l'excellente population
de Tunis. Il ne faudrait pas, surtout à l'heure de
la prière, heurter un de ces sarcophages : ce se-
rait un manque de respect qui pourrait coûter
cher à l'imprudent.
Cependant peu à peu les mosquées, en s'emplis-
sant, rendent les rues désertes. Les marchands
ferment leurs boutiques : la nuit va tomber. Comme
Tunis n'est pas éclairé au gaz, et que par une nui
ET LE SAHARA. 2|
sombre, il est impossible à l'étranger de s'y recon-
naître, nous nous hâtons de rejoindre le quartier
français, peu éloigné du bazar.
En passant près de l'église catholique des Pères
capucins, à l'entrée de la première artère euro-
péenne, nous n'y voyons plus. Arrivés à l'hôtel,
nous nous retournons : la ville est plongée dans-
l'obscurité; une myriade d'étoiles brille au ciel,
mais clans les rues si animées tantôt, on cherche-
rait vainement un seul passant.
II
La justice du ferik. —La bastonnade reçue avec plaisir. — Les
prisons. — La justice du bey. — Le Bardo. —Le bourreau. —
Opinion d'un Mauro sur notre procédure. — Intérieur des Tu-
nisiens. — Leur existence quotidienne. — Prières et orgies. —
Restaurants, boutiques, barbiers, notaires, médecins, avocats.
— Caractère des Maures. — La société européenne de Tunis.
Le principal privilège, la principale fonction
d'un Tunisien au pouvoir, c'est de rendre la jus-
tice. Le bey tient au Bardo (1), toutes les se-
maines (les samedis en général), une sorte de cour
plénière transformée en tribunal ; le férik (gouver-
neur de Tunis) rend chaque matin la justice au pa-
lais; les caïds (chefs des provinces), pour la plupart
favoris ou ministres, se déchargent sur leurs vi-
caires (cadis) du devoir de siéger quotidiennement,
mais se rendent en personne à leurs résidences
pour dénouer les causes embrouillées. Le droit de
juger les hommes est la prérogative la plus enviée
du pouvoir suprême dans ces pays primitifs où le
dernier laboureur peut exposer son affaire au sou-
(1) Ou dans une autre de ses résidences.
LÀ COTE BARBARESQUE
verain en personne, dont l'autorité despotique, pour
cette raison seule peut-être, n'a jamais été discu-
tée. Les décisions sont prises promptement : d'un
mot, parfois d'un geste, le bey ou le férik tranche
une question litigieuse. L'amende, la bastonnade
et la prison sont les peines que le férik peut infli-
ger aux criminels de droit commun : le prince seul
condamne à mort. Ni assesseur, ni conseil, ni jury :
bey, férik et caïd, jugent selon leur propre appré-
ciation, et leur sentence, en droit criminel comme
en droit civil, est sans appel.
J'ai assisté à la justice du férik, ainsi qu'à celle
du bey. J'y allais avec ce parti pris cle critique, que
cette façon cle procéder, contraire à nos usages,
inspire à tout Européen : j'en sortis étonné d'avoir
éprouvé, au lieu de l'indignation présumée, un
sentiment de profonde déférence et même de doute
sur l'opportunité des institutions, peut-être excel-
lentes chez nous, mais impraticables ici.
Sidi-Selim, férik de Tunis, ne parle guère à l'i-
magination; c'est un Turc obèse, grisonnant. San-
glé dans son uniforme de général, il est assis à
l'européenne sur un large sopha, recouvert de
mauvaise perse, faisant le tour d'une des plus mes-
quines salles du Dar-el-Bey. Un seul degré, que les
justiciables ne doivent jamais franchir, sépare cette
salle d'un vestiaire où se tiennent les plaideurs et
les inculpés en masse; le vestiaire donne sur une
ET LE SAHARA. 25
cour : là, quelques gendarmes se promènent en
causant amicalement avec leurs prisonniers. Dans
un angle de la cour, un espace protégé par une
balustrade en bois aboutit à une porte. La baston-
nade s'administre dans le coin; la porte mène à
la prison. On voit que la façon de procéder est pri-
mitive; un homme arrêté par ordre du férik est
jugé , condamné et châtié en dix minutes. C'est
expéditif et cela semble au premier abord peu im-
posant.
Nous examinions k cour à colonnades, quand le
férik, qui venait déjuger un différend entre deux
fellahs (laboureurs), nous aperçut et envoya un
zaptié (gendarme) nous inviter à venir auprès de
lui. Nous nous empressons de franchir le degré ; la
salle vue de loin semble plus mesquine qu'elle
n'est en réalité : des fenêtres énormes la remplis-
sent de lumière, et permettent de voir la place du
palais, fourmillante de passants.
A côté du férik, au bas bout du sopha, se trou-
vait un superbe vieillard maure, enturbanné, en-
veloppé de burnous des pieds à la tète, assis à
l'orientale : c'est un ami du gouverneur ; il vient
de temps en temps l'écouler trancher les questions
litigieuses, sans cependant se permettre de donner
un avis. •
A notre aspect, le férik se leva et nous tendit la
main : nous eûmes alors un spécimen de cette cour-
26 LA CÔTE BÀRBARESQUE
toisie orientale si exquise qu'elle en semble exagé-
rée. Le férik dit à ma femme : « Je suis heureux
de votre visite. Permettez-moi, pendant quelques
minutes , de me croire votre père : votre aspect
ne me troublera plus, et je jugerai sainement » .
Au juge-consul Coince et à moi, il dit : — à
M. Coince : « Si une cause difficile se présente,
j'appellerai votre sagesse à mon secours et vous
ne pourrez me refuser votre aide, puisque vous
êtes venu me voir » ; à moi : « Vous êtes prince
dans votre pays ! vous deviez juger à ma place et
moi vous écouter sur la tête, les pieds en l'air. »
J'avoue que me trouvant le moins bien partagé,
je fis la grimace. — Le férik se tourna vers Nataf.
— Mon enfant, dit-il, tu es jeune. Qui sait la
destinée que Dieu te réserve? Tu commences bien,
puisque tu te trouves en contact avec des gens
comme ceux que tu accompagnes.
Calme et digne, il se rassit et fit signe à un zaptié.
Une seconde après, deux nomades poussés par le
gendarme, apparurent au bas du degré, et la jus-
tice, interrompue un instant par notre introduction,
reprit son cours.
A l'entrée des nomades, la physionomie de Sidi-
Selim, qui m'avait d'abord paru insignifiante, puis
obséquieuse, pendant qu'il nous débitait des com-
pliments, se modifia du tout au tout. Les yeux
rayonnèrent, le visage prit une expression de bien-
ET LE SAHARA. 27
veillance paternelle, l'attitude devint imposante et
méditative à la fois. Il passa la main dans sa barbe,
ce qui chez les Arabes est un signe de puissance,
et se mit à écouter avec attention les plaideurs
amenés en sa présence.
Il y a dans tout cela un grand caractère de di-
gnité, et je compris le sentiment de profond respect
qui, malgré le peu de magnificence du décor, sai-
sit, me dit-on , les plaideurs et les accusés qui
pénètrent dans ce temple de Thémis. Les deux
nomades soumettaient au férik une question de
litige : l'un devait de l'argent à l'autre pour un
travail exécuté. Quant ils eurent expliqué leur
affaire en criant à qui mieux mieux, le férik leur
conseilla de s'entendre à l'amiable et de revenir
dans huit jours s'ils n'y réussissaient pas. Puis un
mari vint supplier en faveur de sa femme, détenue
pour avoir porté dans la rue des souliers vernis (1).
Sidi-Selim fit un signe en souriant : c'était Tordre
d'élargir la femme. De nombreuses causes, fort in-
signifiantes pour la plupart, se présentèrent ensuite;
le férik les résolvait d'un mot, parfois d'un geste,
avec une singulière rectitude de jugement. La
femme d'un gendarme, ayant emprunté des vête-
ments à une voisine, oublia de les lui rendre. Ame-
née devant le férik, elle vint plaider sa cause accom-
(1) La loi interdit aux femmes mariées de porter dans la rue
des souliers vernis.
28 LA CÔTE BARBÀRESQUE
pagnée de son mari. Sidi-Selim fronça les sourcils,
et au moment où le gendarme ouvrait la bouche
pour défendre sa moitié, lui imposa durement le
silence.
— Comment! dit-il, toi, un gendarme, c'est-à-
dire le représentant le plus direct de l'autorité, tu
permets que ta femme soit accusée de ces choses-
là, et tu oses venir la défendre! Va et paye, si tu
ne veux pas recevoir la bastonnade; ta femme est
coupable dans tous les cas. Elle ne devait ni voler,
ni perdre, ni même emprunter des vêtements.
Il était une heure et demie; Nataf nous avertit
que Sidi-Selim allait prononcer la prière et qu'il
était temps de nous retirer.
Pendant que ma femme prenait congé de l'ai-
mable fonctionnaire, je ne pus m'empêcher de dire
à M. Coince :
— C'est grand dommage que nous n'ayons pas
eu la chance d'assister à des procès plus graves, et
surtout que nous n'ayons pas vu appliquer la
bastonnade.
Le férik demanda ce que je disais au juge-consul,
et quand il l'eût su, il éclata franchement de rire.
— Vous serez satisfaits, dit-il.
' Il donna, en souriant avec bonté, un ordre à
deux zaptiés ; aussitôt les gendarmes se dirigèrent
vers la cour où plaignants et accusés étaient assis
pèle-mèle à terre, et se mirent à leur parler avec
ET LE SAHARA. 29
volubilité; une seconde après, ils entraînaient un
grand nègre vers le coin aux exécutions et le je-
taient par terre. Nous crûmes comprendre l'inten-
tion du férik, qui avait simplement ordonné aux
gendarmes de donner la bastonnade au premier
venu. J'avoue que la bonne opinion que j'avais eue
du gouverneur subit une légère atteinte. Quant à
M. Coince, toutes ses idées de magistrat se révol-
tèrent à cet aspect ; il courut aux gendarmes, agi-
tant les mains et criant avec indignation :
— Ah ! par exemple! cela ! non ! jamais !
Mais quand nous fûmes auprès du nègre terrassé,
nous lui vîmes une figure si réjouie que nous
nous arrêtâmes , interdits. Un homme enchanté
de recevoir la bastonnade est un spectacle telle-
ment anormal que nous en demandâmes tout de
suite l'explication. Or, il résulta des réponses,
que le férik avait envoyé les gendarmes à la re-
cherche d'un homme de bonne volonté, disposé à
se faire administrer quelques coups de rotin sur la
plante des pieds, en vue d'une récompense, que
selon les prévisions du brave gouverneur, nous
n'hésiterions pas a décerner au patient. C'était la
perspective de cette récompense qui dilatait les
traits du nègre. Étant donnés les usages orientaux,
rien de plus simple. Je rendis immédiatement mon
estime au férik : M. Coince lui-même sentit ses
scrupules s'évanouir et laissa faire en se voilant la
2.
30 LA CÔTE BARBARESQUE
face. On passa les pieds du nègre dans un nœud
coulant adapté à un bâton pendu au mur : un des
zaptiés, à l'aide d'une trique en bambou, lui ap-
pliqua un maître coup sur la plante des pieds : le
nègre, sans cesser de rire, poussa un léger gémis-
sement, M. Coince, sérieusement révolté, ne voulut
pas permettre au zaptié d'abaisser une seconde
fois la trique, déjà levée à cet effet, et je donnai
trois piastres (2 fr. 50 c.) au supplicié, qui hurla de
joie. Nataf nous fit observer que ce serait avec
bonheur que tout prolétaire tunisien se ferait ad-
ministrer la bastonnade à un karroubbe le coup ;
or une piastre représente 24 karroubbes; nous
eussions pu pour le prix jouir du spectacle soixante-
douze fois. Gomme nous n'éprouvions nullement
ce désir, nous sortîmes du Dar-el-Bey en renou-
velant au férik nos remerciements pour son obli-
geance.
Au bas de l'escalier, nous jetâmes un coup d'œil
à la prison préventive, hideux cloaque bondé de
prévenus, et nous sortîmes très étonnés de rester
sous l'impression de déférence que la dignité arabe
avait réussi à nous inspirer, malgré les choses
singulières que nous avions vues.
La justice du bey est entourée d'un tout autre
prestige.
Le Bardo, si souvent décrit par les voyageurs,
— assemblage de palais, sorte de ville située à
ET LE SAHARA. 31
six kilomètres de Tunis — est défendu par une mu-
raille crénelée destinée à protéger l'habitation prin-
cipale du bey régnant. Les murs sont blanchis à la
chaux, à l'instar de ceux des autres maisons tuni-
siennes ; des portes à pont-levis servent d'entrée à
cette demeure royale, fortifiée d'une façon très pri-
mitive, mais suffisante pour inspirer le respect aux
caravanes qui passent sur la grande route. Un
palmier, l'unique, je crois, de la campagne de
Tunis, croît au fond du fossé.
L'intérieur du Bardo renferme des rues relati-
vement régulières, ornées de boutiques réservées à
l'usage exclusif du bey, de sa maison, et de son
entourage : les maisons servent aux ministres
et employés qui doivent se trouver perpétuelle-
ment sous la main du souverain. Les jours ordi-
naires, le Bardo est silencieux : quelques soldats
se promènent dans les rues désertes, mais la cour
du palais est vide de courtisans, car le bey habite
une petite villa située en dehors des murailles à
quelques toises du fossé, et laisse le grand palais
à sa femme légitime, la beya, qui comme toutes les
femmes d'Orient, se confine dans le mystère du
harem. Les grands appartements, assez luxueux,
la salle du trône, ornée des portraits de tous les
souverains de l'Europe; le salon des glaces, vaste
chambre tapissée en entier de petits miroirs ; la
salle du conseil, de la justice, etc., etc., sont livrés
32 LA CÔTE BARBARESQtiE
a la curiosité des étrangers. Quelque nègre en
haillons, ou un gros officier de la garde habillé de
rouge et galonné d'or, qui bâille en attendant
l'heure d'être relevé, traversent à peine de temps à
autre l'escalier des géants et la cour à colonnes.
Le samedi, jour désigné par le bey pour rendre
la justice, le Bardo change comme par enchan-
tement. Sur la route, des piétons, des cavaliers,
des voitures se dirigent vers la résidence. Les
rues s'animent de soldats qui bavardent avec les
boutiquiers. La première cour est pleine de che-
vaux, de mules, de voitures appartenant à tout
ce qu'il y a de riche et de grand à Tunis ; dans
la cour principale, il n'y aurait pas de place pour
une aiguille, tant elle est remplie d'Arabes théâ-
tralement drapés dans leurs burnous. La foule
monte et descend les marches, encombre la cour,
les galeries, et couvre même parfois de son blanc
voile la tête énorme des lions de pierre accroupis
au pied de l'escalier des géants.
Tout à coup la foule se dédouble et se range le
long des murs. Des fantassins, avec des souliers
jaunes aux pieds — ce qui leur donne une tournure
fantastique — se placent en haie au centre de la
cour latérale que l'on aperçoit à travers une voûte.
Le souverain vient de pénétrer au Bardo. Les cham-
bellans trient la foule. Ils indiquent aux curieux
une issue vers la salle de justice, dirigent les plai-
ET LE SAHARA. 33
dants vers une autre porte et avertissent les femmes
de se retirer. La loi interdit à une femme de se
trouver en simple curieuse au tribunal du bey, et,
malgré les politesses dont nous étions l'objet, la
princesse Lubomirska ne put, même en s'adressant
directement au souverain, obtenir une exception a
la règle.
Les tambours battirent aux champs. Le bey suivi
de tous les ministres et des membres de sa famille
apparat à une des portes. Le bachamba (nomen-
clateur) le précédait en criant :
— Le prince vous salue au nom du prophète.
Des officiers richement vêtus tirèrent leurs épées.
Les soldats présentèrent les armes. Le bey salua
légèrement et traversa la cour. Un autre cortège,
qui apparut presque aussitôt, fut reçu avec le
même cérémonial, à l'exception cependant du salut
prononcé par le nomenclateur. Ce cortège entourait
le premier ministre, vieillard boiteux du nom de
Mahommed Kasnadar. Un interprète, attache par
le bey à nos personnes, nous introduisit dans la
salle où se trouvaient déjà réunis les scribes, assis
sur des sofas rouges, au bas de l'estrade du trône.
A la porte, la foule des prévenus, des plaignante
et des curieux était contenue par quelques gen-
darmes. A gauche se trouvait une balustrade
réservée derrière laquelle on nous indiqua nos
places. Le trône — exhaussé sur un escalier à
34 LA CÔTE EARBARESQUE
deux marches et se repliant à volonté, pour per-
mettre au souverain d'y monter facilement, — était
-encore vide. A peine fûmes-nous introduits, que les
ministres, les princes Husseinites et les favoris
vinrent se ranger des deux côtés du trône dans
l'espace vide laissé entre l'escalier et les scribes.
Tous étaient en grand uniforme et portaient la croix
du Nisham, suspendue à leur cou.
Le bachamba entra en criant :
— Le prince vous salue tous et va vous rendre
justice.
Le porte-pipe du bey entra ; il tenait à la main
une pipe dont le tuyau, orné de diamants, était
d'une longueur démesurée. Derrière lui venait le
bey. Un chambellan déploya l'escalier. Le prince
monta un degré, se tourna vers nous, salua avec
courtoisie, monta l'autre degré et s'assit sous l'é-
blouissant soleil d'or qui sert de dais au trône.
Le serviteur de Dieu glorifié , celui qui met en
Dieu toute sa confiance, le mouchir Mohammed-
es-Sadok, pacha bey, possesseur du royaume de
Tunis (1), est un bel homme très brun aux yeux
noirs et brillants, à la physionomie imposante et
bienveillante à la fois. Rien de plus majestueux
que ce souverain omnipotent, assis au-dessous
d'un soleil d'or sur une estrade élevée, l'immense
(1) Tel est le titre du bey de Tunis.
ET LE SAHARA. 35
pipe à la bouche, se caressant la barbe avec
une dignité superbe. Ce qui semblerait ridicule
en France est imposant à Tunis, je vous assure.
Cependant les plaignants s'approchaient du de-
gré, — qui, comme chez le férik, ne peut être fran-
chi par les justiciables, — s'inclinaient très bas et
exposaient leurs griefs.
Nous entendons des Arabes déguenillés, des Juifs
sordides, soumettre au souverain leurs petites dis-
sensions.' La loi est formelle : tel Tunisien qui a
donné sa confiance au bey plutôt qu'au férik peut
s'adresser directement au magistrat suprême (1).
Le bey sur son estrade est éloigné de ses su-
jets : il lui serait malséant d'avoir l'air de se pen-
cher pour écouter ; c'est le gros bachamba qui ré-
pète les paroles des plaignants d'une voix grasse
mais éclatante.
D'un mot ou d'un signe le bey tranche la ques-
tion ; les mots et surtout les gestes ont ici une signi-
fication très grave ; il y a surtout un geste qui con-
siste à tourner la main droite la paume en haut et
d'en couper l'air : c'est tout simplement l'ordre de
trancher une tête. Gomme le bourreau se trouve
toujours quelque part dans la salle, qu'il fait son
office dans n'importe quelle cour du Bardo, que
l'exécution suit immédiatement la sentence, il ne
(1) Mais il ne peut en appeler du verdict du férik.
36 LA CÔTE BARBARESQUE
s'agit pas de plaisanter avec un tribunal pareil.
Cependant les cas de mort sont rares : Moham-
med-es-Sadok est certainement le plus civilisé des
beys de Tunis depuis bien des siècles.
Après avoir jugé une dizaine de causes qui n'en-
traînaient ni la mort ni même la bastonnade, le bey
fit un signe ; le bachamba cria :
— El afia ! (La paix).
Mot sacramentel qui clôt les audiences. Moham-
med-es-Sadok se leva, nous adressa un nouveau
salut, et rentra dans le mystère de sa vie quoti-
dienne.
Mais il faut que toute médaille ait son revers,
toute solennité son côté grotesque. Nous aperçûmes
en sortant du Bardo, un homme habillé de rouge,
placé ostensiblement sur notre passage de façon à
provoquer notre admiration, souriant et se frappant
la poitrine de ce geste qui veut dire :
— Oui, c'est bien moi !
C'était le bourreau, dont j'avais vu le portrait très
ressemblant dans un journal parisien.
On voit que la justice se rend ici autrement que
chez nous ; aussi les étrangers domiciliés à Tunis
relèvent-ils de leurs consuls respectifs, qui assistés
déjuges-consuls, forment un tribunal, chargé de
juger les différends entre leurs nationaux, selon les
lois du pays qu'ils représentent. Lorsque le procès
a lieu entre un Européen et un indigène, la cause
ET LE SAHARA. 37
peut venir devant le ferik ou le bey, mais l'Européen,
dans ce cas, est accompagné par un cavass de son
consulat, envoyé pour avertir le magistrat tunisien
qu'il s'agit d'être juste. Malheureusement l'équité
intrinsèque n'est pas de ce monde ; les autorités
tunisiennes savent ce que pèse le bras européen et
donnent presque toujours tort à l'indigène, qui aime
mieux par expérience le tribunal du consul, que
celui de son propre magistrat.
Cette façon arbitraire et personnelle de distribuer
la justice est-elle, en réalité, absolument perni-
cieuse? Nous ne saurions répondre catégorique-
ment. Un soir, à une réunion où je me trouvai, je
faisais remarquer les inconvénients de la procé-
dure tunisienne à un personnage maure haut placé.
— Un seul juge! disais-je, quelle source de véna-
lité ! les ministres vendent au plus offrant le droit
de prononcer des sentences ! Dépendre du caprice,
de l'humeur, de la santé , des affaires d'un seul
homme. Quel déplorable sort! Car enfin, de deux
plaideurs, celui qui a raison, peut être intimidé,
bègue, insolent ; son adversaire en revanche, est
beau parleur , logique, adroit. Celui qui réussira
le mieux à persuader votre magistrat se trouvera
avoir raison : il lui suffira de plaire pour obtenir
gain de cause.
— Eh ! Sidi! répondit le Maure, la justice n'est-
elle pas, en Europe, vendue par les États qui en
3
38 LA CÔTE BARBARESQUE
font commerce ! Combien de papier timbré usez-vous-
à n'importe quel procès ! A qui rapporte le papier
timbré ? A l'État. Et les charges des huissiers T
avoués, notaires?... Allons donc!... Chez nousr
l'homme riche paie les représentants de notre sei-
gneur le bey, mais le pauvre obtient justice sans
dépenser un sou. Chez vous, un pauvre ne peut pas
plaider sans déposer une provision, une caution,
que sais-je? Tu dis que nous dépendons du caprice
d'un homme ? ceux qui approchent le bey et les-
ministres, certes oui, et c'est le revers de leur mé-
daille. Mais les pauvres, les travailleurs, les petits
et les moyens, c'est autre chose ! Le souverain, les
gouverneurs et le férik s'efforcent d'être» d'une
scrupuleuse équité envers eux. A quoi leur servi-
rait le contraire ? Évidemment nos magistrats sont
sujets a erreur, mais les vôtres ne se trompent-ils
jamais? Et dans une chambre civile ou correction-
nelle, trois juges décident d'une cause à la ma-
jorité d'une voix. La différence est-elle donc si
grande ? Grois-tu que l'homme parvenu à la dignité
de férik, ne vaut pas deux individus choisis presque
au hasard dans une population de 38,000,000 d'âmes?
Crois-tu que la santé et les affaires de vos magis-
trats n'influent pas sur leur résolution ? Une con-
damnation en police correctionnelle a une autre gra-
vité chez vous que quelques coups de rotin appli-
qués sur la plante des pieds d'un Arabe. Va ! j'ai
ET LE SAHARA. 39
été à Paris, et j'en suis revenu ébloui, mais non
convaincu! Tu dis encore qu'un trompeur
habile a parfois raison contre un honnête homme
maladroit ! C'est une éventualité évidemment pos-
sible, mais si elle froisse tellement la vraie justice,
comment ne modifiez-vous pas vos propres institu-
tions ! Ce sont clés avocats salariés qui plaident
devant vos juges. Un avocat inhabile demande
moins d'argent qu'une lumière du barreau, et
c'est chez vous que le plus riche a toujours raison !
J'avoue que je ne trouvai pas grand'chose à ré-
pondre à ce dernier argument.
Les écrivains publics, les scribes, le bachamba
et les zaptiés jouent à Tunis les rôles de procureurs
de la République ou d'avocats, mais les Arabes ont
généralement la parole facile et la plupart des
plaignants et accusés se défendent eux-mêmes.
La peine de mort, les galères, la prison, les
amendes et la bastonnade sont les châtiments in-
fligés aux coupables. Le genre de mort varie selon
la race des condamnés. Les Turcs et les Koulou-
glis (1) sont étranglés à l'aide d'une corde de soie
imbibée de savon; on décapite les Maures et on
pend les Arabes nomades et les Juifs.
La première fois que, désirant faire plus ample
(1) Fils de père turc et de mère mauresque..
40 LA CÔTE BARBARESQUE
connaissance avec les Tunisiens, je passai le seuil
d'une maison indigène, mon orgueil européen fut
révolté quand je vis le maître de la maison nous
examiner préalablement à travers une lucarne, tirer
avec précaution les verrous , et, après avoir salué
mon introducteur, indiquer un banc circulaire
adossé au mur du vestibule et nous demander céré-
monieusement :
— Qu'y a-t-il pour votre service?
Je reçois mes amis au salon, mes fournisseurs
dans mon cabinet, les fâcheux et les mendiants, les
gens enfin dont je ne me soucie pas, clans l'anti-
chambre. Après avoir fait mentalement ce raison-
nement, j'en conclus que j'étais mal accueilli.
Rien n'était moins vrai cependant. Le Tunisien
nous recevait selon la coutume du pays. Autrefois
livré au caprice du plus fort, aujourd'hui encore sous
la dépendance absolue d'une fantaisie du bey ou de
ses ministres, le Maure s'évertue à dissimuler son
aisance pour ne pas exciter la convoitise de ses
supérieurs. De là, construction de maisons dont la
façade donne sur une deuxième ou troisième cour, et
qui ne présentent aux yeux, du dehors, qu'un enclos,
laissé avec intention dans un état de délabrement
absolu. Le passant qui longe à cheval cette masure,
s'en détourne avec dégoût et ne songe pas à inquié-
ter le propriétaire qui vit tranquillement à l'abri
des envieux. Derrière la troisième cour, entouré
ET LE SAHARA. 41
de ses eunuques, de ses esclaves et de ses femmes,
le Tunisien allume des lumières dont l'éclat ne
traverse par les trois murailles, et se livre à des
orgies de nuit où les rires se mêlent au cliquetis
des verres pleins du liquide défendu par Mahomet.
Le chez soi, ïat home d'un Maure est impénétrable.
Ses femmes, ses eunuques, ses esclaves favoris ou
des amis intimes (de condition inférieure, ayant
tout à redouter ou à attendre de lui) invités à causer
et à voir des danseuses, sont les seuls êtres qui
dépassent le vestibule. Le cabinet de travail, la
chambre des repas et le salon sont fermés à tout
étranger, surtout juif ou chrétien. Ces trois pièces,
aussi indispensables que le patio à une habitation
aisée, ne s'ouvrent de jour que si un grand person-
nage musulman vient visiter le propriétaire. Gela
arrive rarement. Les grands personnages, s'ils ne
sont pas chez lebey, vivent entourés de leurs clients
et ne se dérangent guère pour visiter les parti-
culiers. Cependant, un ministre protecteur ou parent,
peut manifester le désir de voir l'intérieur de son
protégé, et alors celui-ci s'évertue à éloigner de ces
yeux sérénissimes tout objet de prix. À l'exception
des favoris du bey, qui n'ont à redouter personne,
les Tunisiens meublent plus que modestement les
pièces de réception et entassent leurs richesses
dans les chambres réservées au harem, asile invio-
lable et sacré pour un musulman de tout rang.
42 LA CÔTE BARBARESQUE
Il est très rare de rencontrer un Maure chez lui.
S'il n'est pas allé s'asseoir dans l'antichambre d'un
des ministres, il se promène au bazar ou à travers
les rues. Quelques rares affaires, la flânerie et le
café occupent la journée. La nuit venue il se retire
au harem ou envoie chercher des aimées qu'il fait
danser dans les appartements du sérail.
Cette existence de paresse et de corruption est
entre-mêlée d'actes de dévotion exécutés régulière-
ment cinq fois par jour, au moment où le muezzin,
du haut des deux cents minarets delà ville, termine
son appel par la phrase sacramentelle. La Allah
illahoullah Mohammed raçoul Allah! ! Alors, ceux
qui sont dans les rues vont à la mosquée, ceux qui
sont chez eux exécutent ablutions et prosternements
en y associant leurs visiteurs. Le pâtre sur la mon-
tagne, le marchand au désert, le laboureur dans la
plaine, en entendant ce cri vibrer au-dessus de
toute la terre musulmane, interrompent, qui son
labeur, qui sa marche, qui sa méditation, et tournant
leur visage vers l'orient, invoquent Mahomet, flam-
beau de l'Islam, prophète aimé de Dieu. C'est sur-
tout au coucher du soleil, heure où l'omission de la
prière devient un grand péché, qu'il est curieux de
traverser la campagne de Tunis. A tout instant, au
pied d'un sycomore ou d'un olivier, derrière un
mur en décombres, au milieu d'un sillon et côte à
côte avec les bœufs, on voit des groupes d'Arabes
ET LE SAHARA. 43
prier, le front incliné vers la Mecque. Les uns
portent le burnous blanc, si éclatant sous ce soleil
quasi tropical, les autres un costume biblique, si
bien conservé, qu'on se croirait au temps où Jacob
gardait les troupeaux de Laban. Ces silhouettes se
courbant en cadence, ces mains jointes et ces fronts
pensifs, ont à ce moment triste où la nature jette sa
robe de jour pour revêtir son manteau de nuit, un
aspect grandiose et saisissant. L'homme de ces
climats, moins orgueilleux que nous, s'unit à la
nature pour chanter, sans fausse honte, les louanges
du Très-Grand, Très-Haut, Très-Miséricordieux.
La journée d'un Arabe, malgré son désarroi appa-
rent, est réglée comme un papier à musique et tout
aussi uniforme; le matin : prière, ablutions ; flânerie
et bavardage toute la journée : trois autres orai-
sons ; au coucher du soleil, prière; la nuit, orgie.
Quant à manger, l'Oriental en général et le Tunisien
en particulier n'ont pas d'heure fixe pour ce faire.
Ils avalent un fruit, un bonbon, un gâteau, rongent
une tête de mouton grillée, chez eux, au café, au
restaurant, dans la rue, boivent force tasses de café,
et se portent admirablement malgré cette étrange
hygiène.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, disons
que les restaurants sont représentés par des trous,
où des. mets sans nom cuisent sur des réchauds
portatifs. Le chaland passe, pince une bouchée de
44 LA CÔTE BARBARESQUE
n'importe quoi, jette sur le comptoir quelques kar-
roubbes et continue son chemin en grignotant l'em-
plette. Les cafés sont des hangars très sombres
avec des bancs couverts de nattes, un grand chau-
dron plein de café, des tasses microscopiques pour
le servir, un homme occupe à le verser, un autre,
porteur éternel d'un charbon destiné à allumer les
pipes. Pas de rafraîchissements ; du café, rien que
du café. Dans d'autres établissements, quelques
planches clouées dans le coin le plus obscur for-
ment une estrade réservée aux danseuses publiques.
Ces cafés possèdent une table et un damier. Le
cafetier fournit aux consommateurs des cartes
graisseuses. Ce sont des lieux de plaisir fréquentés,
mais rares à Tunis, où on se défie des superfluités
de la civilisation.
Au lieu du drapeau blanc qu'il agite tous- les
jours en appelant les croyants à la prière, le muezzin
déploie le vendredi un drapeau vert, le vert étant
la couleur aimée du prophète, et le vendredi le jour
férié de l'Islam. La population marchande se com-
pose de ^chrétiens, de juifs et de musulmans. Le
vendredi précède le samedi, sabbat des Juifs, qui
précède lui-même le dimanche : de cette façon à
Tunis, il y a trois jours de fête par semaine. Les
musulmans, au lieu de profiter de l'absence des
juifs et des chrétiens, ne peuvent s'empêcher, à
l'aspect d'une boutique fermée, de faire de même
ET LE SAHARA. 45
chez eux. On n'a aucune idée de la facilité avec
laquelle un Maure ferme sa boutique. Un ami qui
passe et l'appelle au café, une promenade, le spec-
tacle d'un jongleur, suffisent pour faire lever le
marchand du sofa sur lequel il est assis au milieu
de ses denrées. Il abaisse sa devanture, tire les
verrous et file sans faire la moindre attention aux
acheteurs entassés dans les rues du bazar. Le jeudi,
les boutiques, très achalandées, sont souvent aban-
données par leurs propriétaires qui vont se faire
raser, en priant les voisins de surveiller les voleurs,
mais sans aucune indication quant aux clients. Un
marchand auquel je faisais sentir les défectuosités
de ce système, me répondit :
— Ceux qui ont besoin de mes marchandises
attendront mon retour ; les autres ne servent qu'à
me déranger inutilement.
Cette indifférence n'existe que parmi les mar-
chands. Dès qu'il s'agit de plaire à un grand, ou
d'obtenir une distinction, le Maure le plus apathique
devient d'une activité dévorante.
Le Tunisien, si jaloux de son intérieur, se trans-
forme dès qu'il met le pied dans la rue ; peu lui
importe alors que toutes ses actions soient publi-
ques. Il mange, boit, fume, joue, se rase dans des
boutiques sans portes ni fenêtres où tout passant
peut jeter un coup d'œil indiscret. Les jeudis sur-
tout, les boutiques des barbiers sont très intéres-
3.
46 LA CÔTE BARBARESQUE
santés à visiter. Pendant que deux ou trois jeunes
hommes montés sur des tréteaux, épilent et taillent
les cheveux et les barbes, le barbier en chef rase,
en la maintenant entre ses jambes écartées, la tête
d'un client agenouillé par terre. Barbier et patient
ne se préoccupent guère des curieux.
Les contrats entre musulmans se passent chez le
cadi ou par devant des individus que l'importation
de la civilisation a gratifiés du nom de notaires.
Les études de ces notaires, situées dans le bazar,
ne diffèrent en rien des autres boutiques, sinon
qu'au lieu de tissus ou de cuirs on y voit deux
vieux Arabes étendus sur deux bancs, leurs pieds
déchaussés se touchant presque, d'énormes lunettes
sur le nez, déchiffrant, sans doute pour se donner
une contenance, de longs parchemins surchargés
d'écriture. Dieu sait ce qu'ils lisent et ce qu'ils
font ! Néanmoins comme il y a beaucoup de ces
notaires, je suppose qu'ils se rendent utiles et qu'ils
réussissent à gagner leur vie. Les avoués, agréés,
huissiers, sont inconnus ici, même de nom. Les
avocats commencent à poindre à l'horizon. Les
musulmans n'ont recours à eux que dans des cas
très rares. Un accusé se défend lui-même devant
l'autorité locale ; s'il est bègue ou timide, c'est le
gendarme qui, chargé d'abord du rôle d'accusa-
teur, change de voix et s'improvise avocat pour
invoquer ce que nous appelons les circonstances
ET LE SAHARA. 47
atténuantes. Ce n'est que devant les consuls et pour
différends avec les protégés européens que les indi-
gènes emploient les avocats-plaidants. Toutefois le
bey vient d'autoriser les chrétiens à se faire repré-
senter devant lui par leurs avocats.
Si le mot Taleh signifie médecin, les charlatans
qui le portent n'ont aucune science, même la plus
élémentaire. Ils ne vivent que de la crédulité des
malheureux, car un Maure, tant soit peu aisé,
s'adresse toujours aux médecins européens établis
à Tunis. Les barbiers, en revanche, saignent assez
convenablement, pratiquent la circoncision, arra-
chent les dents, et posent les ventouses.
L'hygiène est d'ailleurs excellente : et à l'excep-
tion des ophthalmies provoquées par les rayons du
soleil, les maladies dont nous souffrons sont in-
connues à Tunis ; il y a peu de villes d'Afrique,
même du sud de l'Europe jouissant de meilleures
conditions sanitaires. Les rues malpropres et les
égouts béants qui exhalent de toutes parts des
odeurs méphitiques , et les deux lacs salés qui
servent depuis des siècles de cimetière, de char-
nier et de dépotoir à la ville , n'engendrent ni
fièvres, ni épidémies, car le golfe est ouvert au
vent, l'air est d'une grande pureté, la proximité
des montagnes le clarifie encore. Les indigènes
usent très fréquemment de bains, qui sont dans ces
climats une excellente précaution hygiénique. On a
48 LA CÔTE BARBÂIŒSQUE
souvent décrit les bains maures et turcs ; ceux de
Tunis ne sont pas autre chose.
La population musulmane, avons-nous dit plus
haut, est composée d'Arabes, de Turcs, de Maures,
de Koulouglis et de Nègres. En essayant une clas-
sification, très difficile néanmoins, on pourra dire
que les Turcs représentent l'aristocratie, les Arabes
la petite noblesse, les Maures et Koulouglis la
classe moyenne ; les nègres — affranchis par Ahmed
Bey en 1837, mais qui continuent à exercer des
fonctions serviles, — la basse classe. Cette distinc-
tion n'a pas la même signification que chez nous,
car ici tout individu est fils de ses œuvres. Tel
Arabe, tel Koulougli, tel nègre, favori du favori
du bey, devient par cela même un personnage
autrement important que le descendant des Aben-
cerrages , rois de Grenade, marchand de parfums
au bazar. Ce commerçant garde précieusement,
dans une boîte qu'il exhibe avec orgueil, à côté
de la clef de l'Alhambra, emportée jadis par
Boabdil, la médaille de l'Exposition de 1867 et la
croix de chevalier du Nischam. Il paraît que les
Orientaux, musulmans et juifs, conservent avec
beaucoup de soin leurs papiers de famille ; que
Tunis compte parmi ses négociants musulmans des
Merinites et des Garamanlis ; parmi ses négociants
juifs des descendants directs des membres du Sa-
nhédrin, d'Avicène, de Moïse Ben Raschi, et que
ET LE SAHARA. 49
musulmans et juifs ont des preuves indiscutables à
l'appui.
La courtoisie la plus exquise est de rigueur dans
les rapports entre musulmans ; ils s'abordent et se
quittent avec des protestations dont la liste intermi-
nable ferait sourire, si elles n'étaient prononcées
avec une dignité qui les fait paraître naturelles,
surtout dans un pays où le proverbe Time is money,
a tort. Les formules de politesse, aclulatives, obsé-
quieuses entre musulmans, se transforment un peu
lorsqu'il s'agit d'un Européen. Un Maure vous
adresse des compliments, mais il n'est plus aussi
humble, et sa courtoisie native disparaît devant
l'arrogance religieuse, unique orgueil qu'un Oriental
ne consentira jamais à abaisser. Le titre dû à un
supérieur est le mot sidi (seigneur). Le dernier
mendiant ne dérogera jamais au point de donner
du sidi à un Européen. Il l'appellera arfi (maître,
mon maître). Le Musulman qui a voyagé, tout en
rendant justice à l'excellence de l'état social en
Europe, n'en est pas moins persuadé de la supré-
matie de l'islamisme sur le christianisme. Il est
absolument inutile de chercher à convaincre un
musulman sédentaire que les juifs et les chrétiens
sont des hommes. C'est un mépris absolu, irrai-
sonné, mais secret.
Toutefois une grande aménité règne dans les
relations d'indigène à Européen et ce n'est que par
50 LA CÔTE BARBARESQUE
la bouche des enfants, qui ne manquent jamais,
malgré les horions de leurs parents, d'invectiver
les chrétiens du seuil de leurs maisons, que l'on se
rend compte des véritables sentiments que nous
inspirons.
Le caractère des Maures est futile. Les jours où
ils ne font pas d'orgie, ils se distraient à des jeux
d'enfants, tels que devinettes, jonchets, etc. Cette
futilité se traduit en ville par l'assemblage de cou-
leurs voyantes dans les vêtements. Ce ne sont que
burnous blancs à doublures violettes, robes de des-
sous rouges, pantalons de diverses couleurs, tur-
bans à l'unisson. Tout cela se pavane, se tortille,
se retourne, sourit comme des femmes coquettes.
Les juifs se distinguent par leurs vêtements noirs,
jadis de rigueur. Aujourd'hui ils s'habillent de noir
par modestie. Un fait curieux à noter, c'est qu'à
Tunis, au contraire des autres pays, ce sont ceux
qui n'exercent aucune fonction publique, qui s'ha-
billent de la façon la plus théâtrale. Ministres,
fonctionnaires, officiers ont un uniforme mi-turc,
mi-européen, consistant en une redingote noire bou-
tonnée et en un fez, orné d'une étoile d'or chez les
militaires, sans aucun ornement chez les civils.
Complètement étrangère aux indigènes, il existe
à Tunis une société cosmopolite qui se réunit pour
causer, jouer et danser comme dans n'importe
quelle ville de l'Europe. Les consulats généraux,
ET LE SAHARA. 51
les consulats, les principaux négociants et quelques
employés européens au service du bey, en forment
le contingent. Le salon le plus fréquenté lors de
mon séjour, était celui du consul d'Amérique, où les
étrangers s'empressaient de se faire présenter dès
leur débarquement. M. et Mme Heap (1), dont l'affa-
bilité est devenue proverbiale en Afrique, ont vu
passer clans leur habitation mauresque, aménagée à
l'européenne, tous les voyageurs de distinction qui
ont traversé Tunis. Le salon de Mme Wood, femme
du consul général d'Angleterre, rivalise, dit-on, avec
celui de Mme Heap. Pendant la saison d'hiver, ces
deux dames et quelques autres donnent des dîners,
des soirées, des bals, qui font oublier la patrie
absente à ceux que leurs affaires appellent sur la
côte barbaresque. Dans la journée, les Européens
se donnent rendez-vous à la promenade de la Ma-
rine. Il fait toujours beau sous ce ciel béni de Dieu ;
la société est peu nombreuse; les dames, toutes
charmantes, sont affables et accueillantes ; on se
voit tous les jours, on se lie facilement et le temps
passe vite entre les surprises du jour et les plaisirs
du soir.
(i) M. Heap a été depuis nommé consul général à Constanti-
nople.
III
Les femmes et les harems. — Le harem du bey, du général
Keir-Ed-Dinn, du général Bakkouch. — Caractère des femmes
maures. — La polygamie. — Les femmes arabes. — La pros-
titution.
Parmi les habitants de Tunis, il est une dame
dont la grâce et la beauté ont été célébrées par de
nombreux voyageurs : Mme Des Montés, originaire
de Constantine, femme d'un banquier espagnol.
Parlant aussi bien l'arabe que le français, liée avec
la plupart des grandes clames musulmanes, Mme Des
Montés est la providence des européennes qui dé-
sirent visiter les harems, car elle consent à leur
servir d'introductrice.
L'accès des harems m'étant en revanche formel-
lement interdit, mes lecteurs devront se contenter
de la description qui m'a été faite par ma femme,
au retour de son excursion dans les principaux
gynécées de la ville.
Pour être à la hauteur de l'étiquette musulmane,
il faut commencer par rendre visite à la beya
(femme légitime du souverain). Ce fut en effet au
54 LA CÔTE BARBARESUUE
Bardo, au harem du bey, que Mme' Heap et Des
Montés conduisirent d'abord ma femme. A droite
de l'escalier des Géants se trouve une petite
porte grillée, verrouillée et cadenassée, assez habi-
lement dissimulée dans le mur. C'est l'entrée du
harem, interdite à tout homme. La beya était pré-
venue. Cet avertissement est de rigueur. Dans la
vie ordinaire et quand elles n'attendent pas de
visites, les femmes du harem vaquent à leurs occu-
pations dans un négligé voisin de la nudité, et se
promènent à travers les appartements avec une
chemise bouffante pour tout vêtement.
Les visiteuses frappèrent à tour de bras contre le
bois de la porte. Elles entendirent un bruit de fer-
raille, un grincement : un eunuque noir montra dans
rentre-bâillement sa face grimaçante, interrogea mi-
nutieusement les figures des trois clames, inspecta
la cour d'un regard circulaire et ouvrit la porte.
Quelques eunuques, aussi laids et aussi noirs
que le premier, rangés au seuil — afin, sans doute,
de cacher l'escalier du harem au regard furtif de
quelque passant — se formèrent en haie, pendant
que le cerbère refermait la porte et la garnis-
sait de son attirail de verrous : à peine ce fut-il
fait, que les eunuques se mirent à monter quatre
à quatre un escalier intérieur ; c'est leur façon
d'annoncer. En haut de cet escalier, les dames
se trouvèrent tout à coup seules au milieu d'une
ET LE SAHARA. 55
cour dallée, pareille aux autres cours du Bardo,
à cette différence près, qu'elle était vitrée. Heu-
reusement que Mme Des Montés connaissait la
maison, sans cela, les visiteuses n'auraient pas
manqué d'être embarrassées. La cour était entourée
d'une galerie à colonnes servant de portique à des
chambres pratiquées dans le mur. Au seuil de
ces chambres, entre les colonnes et la cour, il y
avait un monde de femmes, blanches, cuivrées,
noires, les unes vieilles, les autres jeunes; les unes
grimaçantes et effrontées, les autres belles d'une
beauté régulière, mais sans aucune expression dans
la physionomie. Tout cela était chaussé de bas de
coton blanc, vêtu de chemises de soie, roses, jaunes,
rouges, oranges, violettes, avec des pantalons bouf-
fants et des petites calottes sur la tête, et tout cela
avait les yeux dirigés vers un même point, celui
où se mouvaient les Européennes. C'étaient des
tricoteuses, des brodeuses, des repasseuses, des
blanchisseuses, etc. A l'exception de la matière
première, achetée au bazar, et des meubles et bi-
joux que le maître donne, tout ce qui est nécessaire
aux besoins de la vie se fait dans l'intérieur du
gynécée. Les servantes de la beya sont en même
temps les esclaves du bey qui peut, si la fantaisie
lui en prend, les employer à ses plaisirs. Le sou-
verain actuel n'a guère de ces caprices, et il y a au
Bardo des vierges de soixante ans, achetées jeunes
LA COTE BARBARESQUE
filles par ses prédécesseurs. Quelques- unes d'entre
elles ne sont jamais montées au premier étage et ont
passé leur vie dans une cour intérieure, à coudre,
broder ou tricoter; les chambres qu'elles habitent
n'ont pas de fenêtres , le jour leur venant de la
cour vitrée, ces femmes , pour la plupart des né-
gresses, n'ont jamais vu d'autre homme que les
eunuques, le bey ne descendant pas dans les pro-
fondeurs de son harem.
Il ne faudrait toutefois pas déduire de là que la
Tunisienne est malheureuse. Élevée ainsi dès son
jeune âge, ne se doutant même pas qu'une autre
vie pourrait remplacer celle qu'elle mène , bien
nourrie, bien traitée (le musulman maltraite rare-
ment ses esclaves), elle a une existence dénuée de
plaisirs, mais vierge de secousses et de passions.
Je présume qu'elle est autrement heureuse que
nos femmes de condition inférieure.
Cependant, comme la jeunesse a soif de passion,
la perspective de la réclusion éternelle et d'une
longue virginité laisse sur les figures pour la plu-
part régulières des jeunes filles blanches, une em-
preinte de tristesse qui les accompagne dans tous
leurs mouvements. Nonchalantes, résignées, elles
se massent lentement sur le passage plein de frou-
frou mystérieux de ces femmes d'un autre monde,
et, de leurs yeux de gazelle, profonds et mélan-
coliques, suivent longuement la trace des étran-
ET LE SAHARA. 57
gères. Ignorantes de corps, sans l'être par l'esprit,
elles ont tout entendu, tout compris, sans avoir rien
éprouvé. L'expression d'effarement ordinairement
empreinte sur leurs visages, se transforme à l'aspect
d'une Européenne, en une curiosité vague, qui,
développée par un désir ardent, une aspiration
inconsciente vers l'inconnu, éclate dans les mur-
mures qui sortent de tous les groupes. Les
négresses sont plus gaies, plus bruyantes : lebey,
très bon maître, renouvelle souvent son harem de
noires. Elles le savent; elles savent aussi qu'elles
peuvent avoir la chance, dans ce cas, d'épouser
quelque serviteur du palais. Elles n'ont jamais eu
l'espérance d'attirer les regards du maître, et elles
acceptent plus franchement leur condition. En
effet, par une anomalie étrange, le bey, très libé-
ral de ses négresses, accorde rarement à une de
ses esclaves blanches la permission de quitter son
harem, — sans pour cela se soucier plus des unes
que des autres.
Nos dames s'avançaient à travers la cour, vers
une porte latérale, contre laquelle deux eunuques
se tenaient aplatis. La cour, plus longue que large,
avait des meubles, .style Louis XVI. Entre chaque
colonne, le palier se remplissait de femmes, qui
interrompaient leurs travaux et accouraient de
tous les recoins du harem, pour assister à l'au-
dience, ne fût-ce que de loin.
58 LA CÔTE BARBARESQUE
Un petit escalier de quatre marches relie cette
cour à un salon sans fenêtres, éclairé d'en haut,
vaste, assez élégant, limité par deux alcôves, qui,
se faisant face, contiennent des lits dorés, devant
lesquels un large divan sert à la fois de degré
pendant la nuit et de siège pendant le jour.
Des fauteuils disséminés dans la pièce et deux
matelas jetés à terre complètent l'ameublement.
Sur le divan de gauche se tenait la beya, assise à
l'orientale. C'est une vieille femme, grande et
grosse, vêtue d'une chemise en soie de couleur
voyante, des bas de coton blanc aux pieds, les
cheveux coupés en oreilles d'éléphant ; couverte
de colliers, de broches, d'agrafes ; les doigts scin-
tillants de bagues. A ses pieds, plusieurs jeunes
filles, ses favorites, vêtues du même costume que
les autres esclaves, riaient, étendues sur le ma-
telas. A l'aspect des étrangères, la beya se leva
pesamment, fit quelques pas, rencontra les dames
au milieu de la pièce, embrassa Mme Des Mon-
tés, tendit la main à Mrae Heap et à ma femme,
et désigna du doigt le sofa. Pendant ce temps
les favorites, accoudées sur leur matelas, exami-
naient avec curiosité les Européennes. Quand
ces dernières, obéissant au geste de la beya, se
furentassises, elles eurent à leurs pieds un bouquet
de jeunes filles aux yeux effarés. Les eunuques et
les autres suivantes, tout aussi curieuses, formèrent
ET LE SAHARA. 59
des groupes aux embrasures des portes ouvertes. Ce
spectacle, ainsi que l'examen préalable de la beya,
— qui non contente de ses bijoux s'était fait peindre
avec du kohl une gazelle sur le front et divers
signes sur les bras — eut pour résultat un silence
assez prolongé. La beya, femme d'humeur diffi-
cile, commençait à froncer le sourcil et à tourner
le dos à demi, quand Mme Des Montés, habituée
à ses manières, dit que les Européennes admiraient
le luxe de l'appartement. La beya sourit à ce
mensonge et crut bien faire en se faisant admirer
elle-même. Elle souleva sa chemise, montra un
vêtement de dessous surchargé d'or, étendit sa
main ridée pour faire voir ses bagues et prononça,
enchantée :
— Vilains vêtements que les costumes euro-
péens ! Vous avez l'air emmaillotées dans vos robes l
Là-dessus la conversation languit derechef.
Mme Des Montés sauva la situation en demandant
à visiter la chambre à coucher. La beya se leva,
croisa les mains derrière le dos et se dirigea en se
dandinant vers une porte de fond. La chambre à
coucher est meublée à l'européenne : lit en palis-
sandre, armoire à glace, fauteuils, Un fort beau
portrait en pied du bey, sert d'unique ornement au
mur. Mme Des Montés conseilla à ses compagnes
d'adresser à la princesse un compliment sur la
beauté de son mari. La beya se rengorgea :
CO LA CÔTE IURRARESQUE
— Oui, dit-elle, il est beau... et il couche toutes
les nuits ici, dans mon lit.
C'était absolument faux, Depuis longtemps
Mohammed-es-Sadok n'a plus de commerce avec
sa femme. Toutefois, soucieux du décorum, il vient
tous les jours au harem. Ses visites sont courtes,
cérémonieuses. Quand elles coïncident avec les
heures de la prière, le prince va réciter ses orai-
sons dans une chambre réservée, dont on relève
les vitraux, pour lui permettre, en voyant le ciel,
d'envoyer sa prière plus directement à Allah.
Les dévotions terminées , le bey rentre souvent
chez lui sans avoir aperçu sa femme. Naturel-
lement personne ne songea à s'appesantir sur la
vérité de l'allégation de la beya : tout le monde
s'inclina gravement; des petites servantes apportè-
rent le café; après quoi, Mme Des Montés, voyant
que la beya paraissait fatiguée, avertit qu'il était
temps de se retirer. La princesse tendit la joue cà
chacune des dames. Un eunuque entra et tout
fut dit.
Au sortir du Bardo, ma femme leva la tète, et
aperçut à une des fenêtres une figure en turban
qui s'élevait et s'abaissait en cadence : c'était le
bey qui priait.
La femme du général Kheir-Ed-Dinn, jeune,
belle et élégante Gircassienne, fut achetée, dit-
on, ta Gonstantinople à beaux deniers comptants.
ET LE SAHARA. 61
Ses suivantes, presque aussi jolies qu'elle, com-
posent le harem du général (quelques-uns disent
un des harems). Elles sont ici plus gaies, plus
rieuses que chez la beya. Tout en étant très amou-
reux de sa femme, le général n'est pas ennemi du
beau sexe et une suivante peut, à la rigueur, espé-
rer un regard. En revanche, la maîtresse de
céans parait mélancolique ; son mari exilé, est loin
d'elle. Après avoir franchement admiré l'admirable
coup-d'œil de ces charmantes jeunes filles, ré-
gentées despotiquement par une admirable créa-
ture (Mme Kheir-Ed-Dinn est, dit-on, une merveille),
nos dames allèrent chez la ministresse de la guerre
qui se trouva absente, mais où elles furent reçues
par le fils de la maison , âgé de quatorze ans, âge
où les enfants sont libres de circuler dans les ha-
rems. L'aménagement intérieur de ces trois sjvné-
cées se ressemble identiquement. La réception est
la même, moins cérémonieuse cependant dans les
harems particuliers.
Le lendemain, j'accompagnai ma femme chez
le général Bakkouch, directeur des affaires étran-
gères. M. et Mmc Des Montés nous y attendaient
déjà. Pendant que les dames pénétraient au ha-
rem, je m'acheminai vers le sérail (1) avec M. Des
Montés et le général.
(1) On appelle sérail l'appartement réservé aux hommes.
4
62 LA CÔTE BARBARESQUE
Tout en buvant d'un délicieux sirop de violettes
Bakkouch (le Tunisien, sans contredit le plus civilisé
que j'ai connu) s'excusait avec grâce de ce que les
usages du pays lui interdisaient de nous montrer
sa femme, et discutait politique, littérature, arts
comme n'importe quel gentleman français ou an-
glais. Sur ces entrefaites, un serviteur vint lui
parler à l'oreille. La femme du général, — qui
circule librement à travers tout le palais — dési-
rait passer avec ses visiteuses par la pièce où nous
nous trouvions.
— Nous irons au kiosque, puisqu'on nous chasse
d'ici, dit Bakkouch; ces dames sont au jardin;
ayez l'obligeance de ne pas les regarder quand
nous y serons.
Impossible de maintenir les usages de son pays
avec plus de courtoisie. Nous longeâmes une des
allées du jardin sans tourner la tête et nous mon-
tâmes au kiosque qui donne sur la campagne. On
découvre, du kiosque du général Bakkouch, une
des plus admirables vues qu'il m'ait été donné de
contempler. La mer, Carthage, les deux lacs salés,
la campagne couverte d'oliviers et de sycomores,
semblent servir de base à l'éminence sur laquelle
s'élève Tunis.
Ma femme me dit que Mme Bakkouch était fort
jolie, très aimable et suffisamment civilisée. Elle se
soumet à la réclusion sans l'approuver et regrette
ET LE SAHARA. 63
de ne pouvoir aller à Marseille où ses fils reçoivent
leur éducation. Le harem du général Bakkouch est
meublé et tenu à l'européenne.
La vie d'une grande dame musulmane, voire
même d'une dame de condition aisée, s'écoule dans
l'oisiveté la plus complète. Elle s'habille, se farde,
se parfume, se peint les yeux avec du kohl, la
plante des pieds et la paume des mains avec du
henné (1), bavarde avec ses suivantes, dort et
mange des sucreries. Ni lectures, ni affaires, ni oc-
cupations : uu certain esprit d'intrigue, cependant.
L'inimitié entre les deux sexes a été le résultat de
la jalousie outrée des Orientaux. Malgré la réclu-
sion obligatoire, il se présente des occasions, telles
que le bain, les pèlerinages, etc., où les femmes
peuvent nouer une intrigue au dehors. Ces occa-
sions, fort rares, servent parfois de but à toute une
existence féminine. La musulmane mène son in-
trigue avec délice , aidée par ses compagnes, qui,
tout en se jalousant et se détestant, se liguent
contre l'ennemi commun : le mari. Les cas d'adul-
tère, très fréquents, ont fait dire à un auteur
arabe :
— La femme musulmane sort peu, mais chaque
(1) Le henné est une plante qui donne à la peau une couleur
jaune très laide à voir, ce qui fait que beaucoup de grandes
dames, telles que Mme* Kheir-ed-Dinn et Bakkouch, ont abandonné
cette mode.
64 LA CÔTE BARBAIIRSQUE
fois qu'elle sort, c'est avec l'intention bien arrêtée
de tromper son mari.
Le fait est rigoureusement vrai. Le mois du Ra-
madan, fête pendant laquelle les femmes jouissent
d'une liberté relative, est le mois des aventures
galantes. Depuis quelques années, les musulmans
civilisés de Gonstantinople , du Caire ou de Tunis,
sans cesser leur existence voluptueuse, veulent
passer aux yeux des chrétiens pour monogames. A
cet effet, ils choisissent une de leurs épouses qu'ils
entourent d'un grand prestige et qu'ils mettent en
présence de dames européennes, après lui avoir
permis de porter leur nom. Cette petite dérogation
à l'antique usage, cette élévation de la femme au
rang de compagne, si peu réelle qu'elle est encore,
a déjà porté ses fruits. Les concubines devenues
épouses uniques et légitimes se conduisent irrépro-
chablement. Pour être juste, il faut néanmoins
ajouter qu'il y a des hauts fonctionnaires turcs et
tunisiens qui n'ont réellement qu'une femme. Le
général Bakkouch est du nombre.
Les dames musulmanes, turques et mauresques,
épouses légitimes ou favorites, ne forment qu'une
infime majorité de la population féminine de la
régence. Autant elles sont oisives, autant les femmes
arabes et kabyles sont astreintes à une existence
de travail et de peine. Allant à pied pendant que
leurs maris se prélassent à cheval ou à chameau,
ET LE SAHARA. 65
soumises aux plus rudes travaux et aux mauvais
traitements, elles se fanent très vite et à l'âge de
trente ans deviennent vieilles et laides. Vêtues de
couleurs sombres — généralement d'une robe en
cotonnade bleu foncé — elles se recouvrent du
voile blanc ou noir quand elles pénètrent en ville.
A la campagne elles vont tète nue et à visage
découvert. Coquettes malgré leur abjection, elles
se peignent les yeux et les ongles, et se dessinent
au front et aux bras des figures symboliques. Le
fait même de travailler aux champs, leur donne une
liberté que les citadines n'oseraient rêver; jeunes,
elles en abusent parfois. Aussi passionnées que les
mauresques sont apathiques, malheureuses sous le
toit conjugal, méprisées, maltraitées, elles cherchent
au dehors cet amour soumis et adulateur que les
jeunes hommes de toutes les races accordent si
volontiers aux femmes inconnues. L'ayant trouvé,
elles s'y abandonnent avec fureur sans souci du
danger. Les douars arabes ou kabyles, servent
souvent de théâtre à des drames intimes ; sou-
vent un amour effréné, poétique, éclos sous une
tente, bouleverse une contrée. La femme arabe,
soumise à son mari , devient exigeante pour
l'amant, et l'amant, qui roue de coups son épouse
légitime, est rempli de prévenances pour sa maî-
tresse.
On m'a raconté à ce sujet qu'un cadi de Seffax
4.
LA COTE BARBARESQUE
'vit un jour à son tribunal une femme kabyle qui lui
parla en ces termes :
— Hassan était mon amant; il s'agenouillait
devant moi, baisait mes pieds en pleurant, et lui
eussé-je ordonné de lécher le sable que je foulais,
il l'eût fait avec bonheur. Cependant il était marié
et je savais qu'il battait cruellement sa femme,
déjà vieille et ridée. Hassan, trop pauvre pour
avoir deux femmes, était beau comme la lune.
Flattée de son amour, je consentis à partager sa
misère, persuadée d'ailleurs qu'il ferait exécuter
les plus rudes travaux par sa première femme.
Du jour où j'entrai dans sa demeure, il changea
brusquement; aujourd'hui, il me maltraite et me
force à travailler plus que l'autre , sous prétexte
que plus jeune, je puis supporter davantage. A mes
reproches, à mes doléances, il répond : « J'étais
l'esclave de ma maîtresse, je suis le maître de ma
femme. » Je viens, Sidi, demander le divorce. »
J'ignore si la kabyle obtint gain de cause, mais
son histoire me parut piquante, sinon morale.
La polygamie est plus répandue chez les Arabes
que chez les Maures. La femme coûte cher au
riche et rapporte au pauvre. Un Arabe thésaurise
pendant plusieurs années pour acheter une seconde
femme qui augmentera de son travail le bien-
être de la communauté. On voit fréquemment des
laboureurs posséder deux ou trois femmes; les
ET LE SAHARA. 67
harems dans les villes deviennent de plus en plus
rares. A l'exception des princes hosseinites, des
ministres et de quelques particuliers excessivement
riches, il n'y a guère d'habitant de Tunis qui peut
se permettre le luxe d'un véritable gynécée. L'a-
bolition de l'esclavage et de la traite des nègres a
porté un coup décisif à cette institution. Quelques
Crésus font encore venir de la Circassie des esclaves
blanches à prix d'or. Quelques grands proprié-
taires fonciers élèvent sur leurs terres des jeunes
filles, au biberon, pour ainsi dire. Circassiennes
et Arabes , une fois mêlées à la population d'un
harem , perdent cette foi aveugle clans la ser-
vitude, jadis si profondément enracinée parmi ces
peuples. De là des exigeances, des plaintes, des
difficultés. Résignées à la réclusion qu'elles croient
inséparable de leur foi religieuse, les femmes veu-
lent être bien traitées, bien nourries, bien vêtues. Le
bey seul a, sur son harem, droit de vie et de mort.
Les particuliers ne peuvent plus, sans enfreindre
la loi, maltraiter leurs femmes. Une esclave (le mot
subsiste toujours) a recours contre un maître cruel ;
le férik, le bey, le gouverneur de province, la pro-
tègent et, si la vie d'un harem lui est trop à
charge, elle a une dernière ressource; celle de se
réfugier dans la prostitution. La monogamie a
quelque chance d'être acceptée par la classe aisée;
elle ne le sera pas de longtemps par le peuple.
68 LA CÔTE BARBARESQUË
L'Oriental est sensuel ; une seule femme ne
saurait le satisfaire, et les harems, en disparais-
sant, ont fait une large place à la prostitution,
accrue en ces dernières années dans des pro-
portions inouïes. Tunis, sur une population de
120,000 âmes, compte 25,000 prostituées ; Constan-
tine, sur 47,000 habitants en compte 15,000. On a
dit que toute aimée était fille publique, et toute fille
publique aimée. Sans contester absolument la vé-
rité de cette assertion, je tracerai une ligne de
démarcation entre ces deux classes de la prostitu-
tion. L'aimée , c'est une courtisane ; on l'envoie
chercher ; elle se laisse attendre, prier, et choisit
entre ceux qui désirent l'obtenir ; de plus elle
possède une maison, sort voilée et se repose pen-
dant le jour. La fille publique sait danser aussi, car
la danse mauresque n'est qu'un balancement libi-
dineux de hanches que toute femme dépravée peut
facilement réussir. Le balancement doit être ac-
compagné d'un sourire gracieux , d'un regard
lascif, d'une attitude plus ou moins coquette. On
devient aimée, quand on a le sourire très gracieux,
le regard très lascif et qu'on connaît beaucoup
d'attitudes ; on reste fille publique quand on n'a
rien de tout cela. La prostituée exerce son métier
pendant le jour ; accroupie par terre auprès d'une
porte ouverte, qui sert d'entrée au trou dont elle a
fait son salon de réception, elle appelle les passants
ET LE SAHARA. 69
de la rue. L'homme qui s'est laissé séduire une
fois entré, la fille abaisse une draperie qui pend
au-dessus de sa porte et avertit de cette façon qu'il
y a du monde chez elle.
Des rues entières sont réservées à la débauche ;
à chaque seuil, à chaque pas, on y rencontre une
prostituée, fardée comme il n'est pas possible
de l'être ; des animaux, des croix, des croissants
peints sur les joues, entre les soucils, sur le menton;
les mains et les pieds nus enduits de henné, les
yeux pleins d'antimoine, couverte de bijoux d'or
ou de cuivre, véritable enseigne parlante de son
hideux métier. Je n'ai pu visiter que le quartier
interlope juif ; les musulmans sont jaloux même de
leurs prostituées; lorsqu'ils voyent un Européen pé-
nétrer dans une rue occupée par la prostitution
musulmane, ils lui intiment en criant l'ordre de se
retirer et il y aurait danger à n'y pas obéir.
Quant aux aimées musulmanes, c'est chose com-
plètement impossible à un étranger d'en apercevoir
une, même de loin. Elles professent un profond
mépris pour les chrétiens et elles risqueraient trop
d'un autre côté si on apprenait qu'elles ont dansé
devant un infidèle. Il faudrait beaucoup de temps,
de démarches et d'argent pour en voir une des
moins achalandées.
Les aimées fréquentent les sérails des riches
Tunisiens. Seules ou plusieurs ensemble, elles y
70 LA CÔTE BÀRBARESQUE
exécutent des danses, des exercices : accroupies
sur les genoux et les mains, elles se tordent, s'en-
roulent des écharpes autour des bras et des jambes,
en se balançant dans une sorte de spasme, jusqu'au
moment où elles roulent épuisées sur le plancher.
Alors, le maître de la maison et ses invités luttent
de générosité et collent des pièces de monnaie sur
les figures, les bras, les jambes des aimées, éten-
dues, haletantes. Les Tunisiens, très jaloux de ces
danseuses, usent de toutes sortes de subterfuges
pour les cacher aux yeux des Européens : jus-
qu'ici ils y ont parfaitement réussi. Les soi-disant
aimées qui exercent dans les cafés maures avec
accompagnement d'orchestre, dans les entr'actes
d'un récit fait par un barde ou conteui; populaire,
ne sont que des juives, voire même des fruits secs
de la prostitution européenne. Laides et fanées,
sans talent, sans grâce, elles n'obtiennent aucun
succès, même parmi les indigènes de la classe
moyenne, qui voient toujours avec plaisir le barde
reprendre sa narration interrompue.
La population féminine juive, très nombreuse
dans les villes, se distingue facilement des musul-
manes par son costume. Une Mauresque, même
prostituée, ne sortira jamais sans voile. Les juives
vont à visage découvert et se vêtissent dans la rue,
à peu de différence près, comme les musulmanes
dans leur intérieur ; pantalon collant, bas de coton,
P^ K,
Juive de Tunis. Quelques-uns prétendent que ce costume étrange
et disgracieux csl le véritable coslume biblique. — Page 71.
ET LE SAHARA. 71
chemise bouffante, bonnet phrygien à pointe recour-
bée. Quelques-uns prétendent que ce costume
étrange et disgracieux est le véritable costume
biblique. Les juives sont jolies jusqu'à l'âge de
douze à treize ans, moment où elles deviennent
filles à marier ; alors on les traite comme les oies
de Strasbourg. L'embonpoint constituant la su-
prême beauté de toute Orientale, on les soumet
pour les engraisser à des tortures sans nom, telles
que nourriture farineuse, immobilité complète,
obscurité, etc. A trente ans une juive de Tunis est
un paquet de chair molle et flasque, soutenu par
des jambes d'une grosseur monstrueuse. Les
israélites riches ont adopté, à la réclusion et au
voile près , le genre de vie des grandes dames
musulmanes. La prostitution recrute son principal
contingent parmi les pauvres.
A l'exception d'un très petit nombre de dames
européennes de la société, les chrétiennes tra-
vaillent en qualité de servantes libres dans les
harems des riches Maures ; il y a des actrices atta-
chées à une misérable bicoque décorée du nom
de théâtre Italien. Deux ou trois Françaises de la»
petite bourgeoisie tiennent des boulangeries, mer-
ceries, cafés et parmi les prostituées on rencontre
beaucoup de Maltaises et quelques Siciliennes. En
résumé la population féminine chrétienne est insi-
gnifiante.
72 . LA CÔTE BARBAKESQIE
J'allais oublier ces femmes dont l'habit est vé-
néré d'un bout de l'hémisphère à l'autre : je veux
parler des Sœurs de charité. Respectées à Tunis
comme partout, elles pénètrent, seules peut-être
parmi les Européens des deux sexes, dans les inté-
rieurs musulmans les plus mystérieux. Les Tuni-
siens les appellent marahouta (saintes femmes).
IV
Précis de l'histoire de Tunis. — Politique actuelle. — Armée. —
Administration. — Finances. — Impôts. — Population. — Re-
ligion.
Strabon parle de Tunis dont l'origine se perd,
sans métaphore, dans la nuit des temps. Jusqu'à
la conquête musulmane, Tunis, située sous le vent
de Garthage, subit la destinée de sa puissante voi-
sine. Tour à tour vassale de Rome, ou de Byzance,
conquise par les Vandales, reprise par les Grecs,
elle ne vécut de sa propre existence que sous le
sceptre de l'Islam. En 670, Tunis devint la capitale
delà principauté mahométane de Kaïrouan, tribu-
taire des califes de Bagdad. Les sultans de Kaïrouan
se déclarèrent bientôt indépendants, mais attaqués
parles Fatimiles ils furent défaits et dépossédés.
Vers l'an 1010 les Fatimites furent supplantés
par Aboul-Agen, chef Berbère, qui après avoir
lutté de longues années contre le roi du Maroc,
Youssouf-Ben-Tachfîn, parvint, victorieux et vaincu
tour à tour, à fonder une dynaslie qui régna jusqu'en
1140, année où Àbou-Abd- Allah Mohammed le
5
74 LA CÔTE BARBARESQUE
Mahadi, chef de la dynastie des Almohades,
s'empara de Tunis.
Les Almohades, rois de Tunis, furent des princes
éclairés: ils nouèrent des relations avec Pise,
Gênes et Venise, et régnèrent tranquillement sur
cette partie de l'Afrique. En 1270, les Mérinites
les vainquirent et fondèrent la quatrième dynastie
musulmane. Ce fut en 1249, sous un roi almohade,
Mohammed-Mostanser, que Louis IX fit son expé-
dition. Les relations de Tunis avec la France
datent de ce moment et l'influence française tantôt
grandie, tantôt diminuée, a su toujours se main-
tenir sur la côte barbaresque. Les rois de la dy-
nastie mérinite gouvernèrent jusqu'au seizième
siècle, époque où les frères Barberousse, Aroudj
et Kheir-Ed-Dinn, après des phases d'échecs et de
succès, chassant Muley-Hassan, dernier roi méri-
nite, ou chassés par l'allié de ce roi, Charles-Quint,
réussirent à s'emparer définitivement de Tunis et
en firent hommage au Grand Seigneur. En 1574,
Sinan- Pacha prit possession de la Régence au nom
du sultan Sélim III.
Les Turcs fondèrent un gouvernement d'oligar-
chie militaire ; le cley recevait l'investiture à Cons-
tantinople, mais cette investiture n'était que la
confirmation de l'élection d'une soldatesque tur-
bulente. Le pouvoir des deys, d'un côté con-
trôlé par le Divan, soumis à toutes les exigences
ET LE SAHARA. 75
des favoris corrompus du sultan de Stamboul,
était de l'autre côté à la merci d'une révolution de
palais, et sous la dépendance directe du chef des
janissaires.
Ibrahim Rodosseli, élu en 1590, n'eut qu'une
ombre de pouvoir qu'il résigna promptement entre
les mains de Moussa, tout aussi incapable, sup-
planté dans l'année par Kara-Othman. Kara-
Othman assit le pouvoir des deys, fonda des villes,
gouverna sagement et se fit craindre des janissaires,
du Divan, et des puissances européennes. Ce fut
sous ses successeurs immédiats: Yousouf, Ousta-
Mourad, Ahmed-Khodja, Hadj-Mohamed-Laz, Hadj-
Mustapha-Laz, Hadj-Mustapha-Karakous, Hadj-
Oghli et Hadj-Ghaban, que le royaume de Tunis
brilla de tout son éclat. Ces princes, soldats et
corsaires intrépides, surent maintenir les janissaires
sous une discipline de fer, et réussirent à régner
sinon tranquillement, du moins avec quelque gloire.
En 1673, sous Hadj-Mahomed-Mentéchali, les
beys, princes des janissaires, dépossédèrent le sou-
verain. Depuis ce jour jusqu'en 1705 l'histoire de
Tunis est une longue série de combats entre les
deys et les beys, qui se termina finalement à l'avan-
tage de ces derniers. Dans l'espace de trente -trois
ans, dix-neuf deys furent renversés, exilés, étran-
glés, décapités par les beys. En 1705, Hussein-
Ben-Ali, bey des janissaires victorieux , obtint
LA CÔTE BARBARESQUE
officiellement de la Sublime-Porte le pouvoir sou-
verain, à condition de maintenir le dey à la tèle
de ses ministres, avec le titre d'Excellence, et
comme représentant du Grand- Seigneur. Peu à
peu cette dernière distinction disparut. Aujour-
d'hui le dey s'appelle férik : c'est le très humble
sujet du bey et le gouverneur révocable de Tunis.
Cette place autrefois si brillante est maintenant
occupée par ce Sidi-Sélim que nous avons vu
rendre la justice au Dar-El-Bey.
Hussein-Ben-Ali est le fondateur de la dynastie
husseinite qui règne encore. C'est le premier sou-
verain à titre héréditaire ; c'est aussi le premier qui
songea à s'affranchir de la suprématie politique de
la Porte. Ali-Pacha, son neveu et successeur,
Mohamed-Bey et Ali-Bey, régnèrent avec des
alternatives de gloire et de désastre, bataillant
avec les Algériens, les Européens et les Tripoli-
tains, sans trop se préoccuper clu bien-être de leurs
sujets. C'étaient des princes valeureux, entrepre-
nants, mais incapables d'administrer le royaume.
Aussi quand, en 1782, Hamouda-Pacha obtint le
trône, il trouva un pays en proie aux incursions des
Algériens et dévasté par les deys, qui n'étaient pas
encore résignés à leur nouvelle condition. Ha-
mouda-Pacha, c'est la grande figure de l'histoire
de Tunis; c'est le prince légendaire, le justicier ter-
rible à l'instar de Don Pedro de Castille, le
ET LE SAHARA. 77
monarque glorieux et magnifique comme Haroun-
El-Raschid, le protecteur et l'émule des Européens,
le signataire de la plupart des traités avec les
nations civilisées, l'homme enfin qui, selon la tra-
dition, invincible et invulnérable pendant trente-
deux années de règne, mourut sur son trône, au
milieu de l'éclat sublime de la toute-puissance,
après avoir aspiré la fumée de sa pipe. En effet
Hamouda fut empoisonné avec du tabac introduit
dans sa pipe par un porte-pipe. Depuis, l'usage
veut que les cuisiniers et les porte-pipes du palais
soient recrutés parmi les chrétiens, sous prétexte
qu'un chrétien , n'ayant pas d'accointances avec
les hauts personnages du beylick et ne pouvant
espérer d'autre récompense qu'une somme d'ar-
gent, est plus difficile à corrompre. Le porte-pipe
et le cuisinier du bey régnant sont français.
Olhman-Bey, frère et successeur d'Hamouda-
Pacha fut assassiné après un règne de trois mois
(septembre-décembre 181 4) par ordre de Mahmoud-
Bey ; Mahmoud, déjà vieux, gouverna neuf ans et
s'éteignit en 1824 laissant le pouvoir à son fils,
Hussein-Bey.
Hussein, ami de Charles X, eut le bon esprit
de ne prendre aucun souci du fanatisme de son
peuple, et de se réjouir franchement de la chute
de son vieil ennemi le dey d'Alger. Ce fut le com-
mencement de notre amitié avec la Tunisie. A
78 LA CÔTE BARBARESQUE
cette époque la France voulut même offrir les
beylicks de Constantine et d'Oran à des princes
Husseinites. Si cette combinaison avorta, c'est que
les Chambres refusèrent de ratifier le traité signé à
cet effet entre Hussein-Bey et le général Glauzel.
Hussein mourut en 1835. Son frère Mustapha régna
jusqu'en 1837. Ahmed-Bey, son fils, personnel-
lement lié avec le duc d'Aumale et le prince de
Joinville, visita la France en 1846 et étonna Paris
par son luxe oriental. Ce fut le premier souverain
mahométan qui osa souiller ses pieds au contact
d'une terre chrétienne. Depuis lors Paris a vu le
Khédive, le Sultan, le Shah de Perse et ne s'é-
tonne plus de rien, mais à ce moment la visite du
bey de Tunis eut l'importance d'un événement.
Le gouvernement de Mohamed, cousin d'Ahmed,
fut désastreux pour les finances de la Tunisie. Mo-
hamed-Bey , prince oriental dans toute l'accep-
tion du mot, était prodigue, insoucieux et sensuel.
Il dépensa en quatre années l'épargne de ses pré-
décesseurs, ruina le pays, augmenta la dette dans
des proportions insensées et laissa à Mohamecl-es-
Sadok une contrée dévastée, une population écrasée
d'impôts, un crédit entamé.
L'influence européenne devient de jour en jour
plus grande à Tunis ; autrefois un chrétien ne
pouvait y pénétrer qu'au risque de la vie ; aujour-
d'hui, non seulement le danger n'existe plus, mais
ET LE SAHARA. 79
encore on se sent sur un terrain solide et on
bénéficie du respect que les armées françaises ins-
pirent aux Barbaresques depuis la prise d'Alger et
de Gonstantine. La proximité de l'Algérie, l'intérêt
et la crainte ont consolidé l'influence française clans
le Moghreb (Occident), nom que les Orientaux
donnent à l'Afrique musulmane depuis Tripoli jus-
qu'au Maroc. A Tunis, la politique a transformé
cette influence en une entente cordiale. En effet,
si toutes les puissances entretiennent des consulats
à Tunis, seuls, les consuls de France, d'Angleterre
et d'Italie, s'y occupent d'affaires politiques.
La vieille amie du sultan, l'Angleterre, traite le
bey en vassal de Gonstantinople et l'entrave dans
toute velléité d'indépendance. Or, le bey reconnaît
le pouvoir spirituel du sultan, chef de l'islamisme,
en répudiant sa suzeraineté temporelle. C'était la
tendance traditionnelle de ces pachas, qui, lors de
la prospérité de l'empire Ottoman, furent envoyés
gouverner des pays lointains et sans communication
directe avec la métropole ; leurs descendants réus-
sirent peu à peu à s'affranchir d'un vasselage im-
médiat en obtenant l'investiture de l'hérédité dans
leur famille. Les quelques exécutions sommaires et
à huis clos que le bey régnant se vit obliger d'or-
donner (en sa présence, dit-on , clans une cour
intérieure du Bardo), eurent précisément pour cause
la tentative de deux de ses ministres et parents, de
80 LA CÔTE BARBARESQUE
replacer la Tunisie sous la domination de Stam-
boul, tentative considérée par le bey comme haute
trahison. L'exécution déplut à l'Angleterre, et le
prince fut forcé de prendre des ministres turco-
philes et d'abandonner le droit de battre monnaie à
son chiffre exclusif. Dans la' suite, l'influence fran-
çaise, en s' accentuant davantage, permit à Moha-
med-es-Sadok de renvoyer ses ministres, sans
toutefois les étrangler (ce qui valait mieux sous
tous les rapports).
Le possesseur du royaume de Tunis, tient à
garder sa possession : il a vu ce que coûtaient des
relations trop suivies avec la Sublime-Porte. Son
voisin le pacha-bey de Tripoli, paraissant avoir ou-
blié le sort des Karamanli, roulait dans sa tête des
projets d'indépendance : il fut enlevé une nuit
sur un navire turc, remplacé par une créature du
grand vizir et conduit à Constantinople d'où il
réussit à s'échapper. Le bey de Tunis recueillit
le fugitif et lui accorda jusqu'à sa mort une fas-
tueuse hospitalité. Le sort du prince de Tripoli
fit réfléchir Mohamed-es-Sadok et le jeta fran-
chement entre les bras de la France, dont l'in-
térêt exige l'indépendance de la Tunisie. En effet,
il est plus commode de traiter directement avec un
voisin faible que de s'adresser à tout propos à
Constantinople.
Fort de la protection française, le bey s'affranchit
ET LE SAHARA. 81
du vasselage; en 187G, l'unique marque de défé-
rence qu'il accordait au sultan, c'était le salamalek
(salut) adressé à travers les mers, par un maître
de cérémonies, à grand bruit de tambours, de cym-
bales et de fifres. Aujourd'hui Mohamed-es-Sadok
comprend que ses amis véritables sont à Paris et
malgré l'opposition de la majorité de ses con-
seillers, il se laisse diriger par les consuls géné-
raux de France. Sans souci de l'opposition an-
glaise, il a signé dernièrement en faveur d'une
compagnie française, une concession de chemin
de fer à travers tout le Beylick jusqu'à 25 kilo-
mètres de la frontière algérienne. Toutefois, clans
les circonstances récentes, Mohamed-es-Sadok,
après avoir pendant quelque temps suivi les sages
conseils du consul général de France, qui l'enga-
geait à se désintéresser du conflit turco- russe, se
laissa circonvenir par les agents de l'Angleterre, et
commença par faire porter au Dar-el-Bey un coffre
vide destiné à être rempli d'or par ses sujets, aux-
quels permission fut accordée de faire des sacri-
fices en faveur du sultan, calife et chef de croyants.
Jusque-là, le mal n'était pas trop grand. Mais ne
voilà-t-il pas que le bey, en l'absence du consul de
France, se décida a envoyer un contingent de
troupes, ce qui équivalait à une déclaration de
guerre à la Russie. Les conséquences de ce coup
de tète sont incalculables. Les troupes ne partirent
5.
82 LÀ CÔTE BARBARESQUE
pas faute d'hommes et de moyens de transport ;
mais le fait n'en existe pas moins dans toute sa
maladresse.
Il est de notoriété publique sur la côte africaine,
que l'Italie a jeté son dévolu sur la Tunisie. Le
consul de Tunis à Bône et les gouverneurs des
provinces du littoral sont depuis quinze ans oc-
cupés à empêcher des colons italiens de s'ins-
taller, sous la protection occulte de leur gouverne-
ment, dans les îles inhabitées des Fratelli, Plane,
des Chiens, etc.. qui font partie du territoire tu-
nisien. Il est de l'intérêt du bey d'empêcher, coûte
que coûte, cette prise de possession anticipée.
Étant donnés l'alliance Prusso-Russe, la mémoire
proverbiale des Russes, et les sentiments bienveil-
lants que l'Allemagne ne dissimule pas pour la
jeune Italie, la suppression du Beylik ne saurait
peser beaucoup dans la balance, et la France,
malgré sa meilleure volonté, ne pourrait peut-être
pas s'opposer à la décision d'un congrès euro-
péen.
Les choses ainsi posées, on comprendra facile-
ment pourquoi les missions d'Italie, d'Angleterre et
de France, sont, sur ce petit coin de territoire
africain, dans un état de rivalité permanente. Jus-
qu'ici la politique tunisienne a suivi l'impulsion
française. Dieu veuille que le gouvernement n'ait
pas à se repentir d'avoir prêté l'oreille à d'autres
ET LE SAHARA.
inspirations, et que les peuples de la Tunisie, si
heureux sous l'administration paternelle de Mo-
hamed-es-Sadok, ne regrettent amèrement leur
enthousiasme irréfléchi pour la cause turque.
Si après avoir examiné la politique en général,
on étudie les relations plus intimes que les trois
puissances ont avec le Beylick, on verra que la
France, limitrophe de la Tunisie par ses posses-
sions algériennes, est la mieux partagée. Le bey
s'évertue à éviter un froissement, possible parfois,
sur des questions religieuses. Le Sahara — où
la frontière de Tunis se confond, faute de ligne de
démarcation, avec la frontière française — est un
passage très commode pour les criminels de droit
commun de la province de Constantine. La loi mu-
sulmane interdit formellement de livrer un fidèle,
quelque coupable qu'il soit, à la justice d'un chré-
tien. Le bey prouva en ces derniers temps, qu'il y
a avec le ciel des accommodements. Après avoir
refusé de signer un traitéM'extradition, il fit em-
barquer sur un navire étranger tous les Algériens
réfugiés dans ses Etats, et avertit les autorités
françaises de la destination du navire. Au pre-
mier port appartenant à une puissance ayant
traité avec la France, les individus poursuivis
furent arrêtés. De cette façon, le bey, sans trans-
gresser la loi de Mahomet, satisfit aux exigences
françaises.
84 LA CÔTE BARB.VRESQUE
La Sicile, Malte, et l'Algérie déversent à Tunis
le trop plein de leur populaîion. Les Siciliens et
les Maltais , tous chrétiens , donnent beaucoup
d'embarras au gouvernement , par leur moralité
douteuse, le droit d'appel aux consuls, et l'invio-
labilité des consulats; les sujets français, pour
la plupart musulmans , s'accordent très bien avec
l'autorité locale. Tout cela fait que malgré les
efforts des consuls d'Angleterre et d'Italie , la su-
prématie française à Tunis est mieux établie que
dans n'importe quel pays d'Orient.
En terminant cette digression politique, trop lon-
gue peut-être pour les destinées d'un si petitpays,
je dirai quelques mots des trois premiers ministres
qui se sont succédé en ces derniers temps. Mus-
tapha-Khasnadar, convaincu de connivence avec la
Turquie, de dilapidation et de brigandage, échappa
à la mort grâce à l'énergie de sa femme, parente du
bey, qui menaça, si l'on attentait aux jours de son
mari, d'ameuter la populace, en se montrant sans
voile dans la rue. Le ministre déchu habite sa
maison située place de Halfaouin, et n'en sort
jamais , se drapant dans sa disgrâce. Mustapha-
Kasnadar fut, dit-on, un seïde de l'Angleterre ,
ennemi de la France et de la civilisation. Kheir-
Ed-Dinn-Kasnadar, son gendre, lui succéda. Il n'y
a qu'une voix à son sujet. Ce fut un homme d'État,
profond politique et sage administrateur. Les pro-
ET LE SAHARA. 80
grès que la civilisation a faite à Tunis, lui sont
dus. Pavage des rues, route du Bardo, voies, con-
structions, collèges ; il établit, protégea, organisa
tout. Connaissant les usages de l'Europe, qu'il avait
longuement étudiée, et où il s'est retiré après sa
chute, tolérant, instruit, éclairé, il déplut au parti
religieux, très puissant dans tout pays musulman, et
fut remplacé, sans toutefois encourir ni disgrâce, ni
confîscaiion de biens. Il attend entreRome et Paris,
que les circonstances le replacent enlumière. (1)
Pour le moment, le pouvoir est partagé entre
Mohammed- Kasnadar, riche vieillard très estimé,
etMustapha-Ben-Ismaèl, charmant jeune homme ,
grand favori du bey, trop jeune encore pour occu-
per la première place, mais qui apprend, à la jus-
tice et à la marine, dont il cumule les ministères, à
triturer les affaires de l'État. L'intelligence indis-
cutable de Mustapha-Ben-Ismaël fait croire que son
stage ne sera pas long ; tout Tunis le considère
déjà comme le successeur désigné du vieux et
vénérable Mohammed-Kasnadar, et on espère que
son administration sera aussi profitable au Beylick
que l'a été celle de Klieir-Ed-Dinn (2).
Les voyageurs qui ont visité Tunis évaluent
'(1) Aujourd'hui Kheir-Ed-Dinn est grand visir.
(2) Aujourd'hui Mustapha-Ben-Ismaël est premier ministre,
86 LA CÔTE BARBÀRESQUE
à 10,000 hommes le chiffre de l'armée régulière
entretenue par le bey, et à 25,000 les nomades, etc.
compris clans ce qu'on appelle l'armée irrégulière.
Nous n'avons rien vu de pareil. L'armée régu-
lière se compose, à mon sens, d'un régiment de
garde de corps, de 1,000 hommes, assez bien
équipés et payés quasi-régulièrement, et de 2 ou
3,000 soldats, mal nourris, mal vêtus, qui, sous le
nom de garde tunisienne ou marocaine , servent
de garnison aux villes fortifiées. J'ai habité Tunis
deux semaines, et j'ai constaté une ressemblance
si frappante entre les physionomies des faction-
naires, que je suis porté à soupçonner, qu'ici
comme en Perse, les soldats, une fois installés au
corps-de-garde, en font leur domicile et ne le quit-
tent qu'à l'heure de la mort.
En ajoutant à ces 2 ou 3,000 soldats 5 ou 600 zap-
tiés (gendarmes), troupe d'élite, chargée de la sécu-
rité publique, on arrive à 5,000 hommes, chiffre le
plus élevé auquel peut prétendre l'effectif de l'ar-
mée tunisienne. Il est vrai que ces 5,000 hommes
sont commandés par plus de 1,000 officiers et de
100 généraux, sans compter les amiraux. Ce sont
des serviteurs du bey et des ministres, qui après
avoir obtenu le grade honorifique de lieutenant,
capitaine, ou colonel, se' prennent au sérieux et se
croient aptes à commander les masses. Si Ton
prend en considération que soldats et officiers cher-
ET LE SAHARA. 87
chent leur pain quotidien là où ils peuvent le trou-
ver, qu'ils ne sont ni nourris, ni logés, ni payés, on
comprendra que la Tunisie n'est pas une puissance
militaire, — ce à quoi, d'ailleurs elle n'a aucune
prétention. En revanche, les Arabes nomades sont
tous, sinon des guerriers, du moins des bandits. Dé-
daigneux de la mort, braves et entreprenants, ils-
méprisent l'autorité du bey et servent à rendre
les communications à peu près impraticables dans
l'intérieur cle la régence. Incapables de se plier
aux exigences de la discipline et par conséquent
de se mesurer avec une armée régulière, ils
sont pour le gouvernement un embarras, plutôt
qu'un appui. L'artillerie de campagne est plus-
qu'insignifiante; les canons garnissent les em-
brasures des murailles de Tunis et des forteresses
maritimes, afin sans doute d'épouvanter les va-
gues, les goélands et les mouettes. La marine
Barbaresque, si formidable jadis, existe à peine
de nom, c'est-à-dire qu'il y a des amiraux et un
ministre de la marine, mais pas le moindre vais-
seau. L'envoi du contingent tunisien au secours
du sultan n'a jamais eu lieu, faute de moyens de
transport.
Telle qu'elle est, l'armée suffit à maintenir un
ordre relatif dans la Régence, dont la superficie
est de 70,000 kilomètres carrés, et la population de
2 millions d'âmes. Cette population très hétérogène
88 LÀ CÔTE RARBÀRESQUE
dans les grands centres, ne se compose dans les
campagnes que de Berbères (Kabyles, Kobo'ils) de
race autochthone, et d'Arabes sédentaires ou no-
mades, de race conquérante.
Dans les villes et particulièrement à Tunis, les
Berbères -ne viennent qu'en passant. Les Arabes,
devenus sédentaires sous le nom de Maures, et les
Turcs, forment une partie importante de la popu-
lation. Les Koulouglis, les Nègres et les Euro-
péens complètent l'appoint. Les habitants chrétiens
des villes de la régence sont Maltais ou Siciliens.
A Tunis, il y a quinze cents Français, quelques
Anglais, Allemands et Espagnols.
Tout cela s'administre en vertu du pacte fonda-
mental, ou de traités passés avec les différents
États (Belgique, Hollande, France, Angleterre, Sar-
daigne, Espagne, Danemark) (1). Les musulmans,
sous le couvert illusoire du pacte, dépendent en
réalité du bon plaisir du boy et cleskaïds. Les Eu-
ropéens vivent sous les lois de leurs pays respec-
tifs, que leurs consuls sont chargés de faire exé-
cuter (Exemple : un délit ou crime commis par un
sujet français, est jugé par le consul assisté du
juge-consul, mais l'inculpé peut en appeler à la cour
d'Aix en Provence). Les juifs, dont l'établissement
(1) Belgique 1839, — Danemark 1754, Hollande 1762, Portu-
gal 1813, Sardaïgne 1816, — Angleterre 1762, France (le der-
ni^r) 1826.
ET LE SAHARA. 80
à Tunis date, selon la tradition, de la prise de
Jérusalem par Titus, souffrent encore d'une situa-
tion d'infériorité vis-à-vis des Maures. Ceux qui
réclament la protection d'un consulat européen (1)
que la plupart des Israélites de Tunis s'empres-
sent d'invoquer, bénéficient des lois organiques de
leur pays adoptif ; les autres restent soumis aux lois
tunisiennes et les fonctionnaires musulmans les
maintiennent dans un état de vasselage. Ils ne par-
ticipent à aucun des privilèges reconnus aux ci-
toyens mahométans ; il est vrai qu'ils ne subissent
aucune charge et qu'ils sont exempts d'impôts.
Jadis persécutés, violentés dans leur religion, ils
jouissent aujourd'hui d'une entière sécurité ; la su-
prématie musulmane se résoud en une sorte de
mépris platonique accepté franchement par les fils
d'Israël. Le dernier juif immolé pour cause de
religion était un fou, qui, après avoir provoqué la
populace en invectivant l'islamisme, fut exécuté
d'après l'ordre d'Ahmed-Bey, obligé à cette mesure
par la voix publique.
Les nègres, originaires du Soudan ou du centre
de l'Afrique, presque tous musulmans , sinon de
naissance, du moins par conversion, émancipés de
droit, esclaves de fait, sont, au point de vue admi-
nistratif,, confondus avec la population arabe.
(1) J'aurai l'occasion de revenir sur cette loi de protection.
90 LA CÔTE BARBARESQUE
Les deux emprunts Erlanger-Oppenheim 1863,
35 millions, 1865, 25 millions) et la dette intérieure
(Terkeris, 40 millions) excèdent de beaucoup le
budget. Les créanciers ont exigé l'installation d'un
comité Européen. Mohamed- es-Sadok accepta le
contrôle avec la plus grande loyauté ; désireux de
se libérer, il se contente d'une liste civile de quel-
ques millions de francs, et abandonne les revenus
du Beylick à ses créanciers. Un Français, M. Le-
blant, employé supérieur au ministère des finances,
présidait en 1877 le comité de la dette tunisienne,
mission délicate dont l'éminent financier s'est ac-
quitté, dit-on, avec une rare habileté. Le coupon
de la dette extérieure n'est peut-être pas exacte-
ment soldé, toutefois la régence de Tunis n'en est
pas encore à suspendre ses paiements, comme Ta
fait dernièrement le pays qui prétend lui imposer
sa loi.
La perception des impôts se fait d'une façon dé-
fectueuse. Les impôts principaux consistent en :
1° une capitation annuelle de 20 à 25 piastres (1);
2° dîmes prélevées sur les recettes de graines bru-
tes ; 3° bamoun, impôt sur les oliviers, et 4° droits
(1) J'ai été à Tunis en 1877-1878. Aujourd'hui je ne saurais
garantir l'exactitude des chiffres. (Note de l'auteur.)
ET LE SAHARA. 94
sur le négoce (boutiques, vente de grains, bes-
tiaux, etc.) (1). Ces impôts ne concernent que les-
musulmans. Juifs et chrétiens, par la raison qu'ils
ne participent à aucune des faveurs du gouverne-
ment, sont exempts de toute charge.
L'héritier du trône, le bey du camp — selon la
loi turque, le plus âgé des parents du souverain
régnant, — perçoit l'impôt.
A cet effet, il franchit l'Atlas, accompagné de
soldats, d'officiers, de dignitaires, et récolte, pen-
dant l'hiver, l'argent des provinces limitrophes du
Sahara. En été, il s'occupe du littoral. Le cortège
du prince très nombreux, ruine les pays traversés,
car, en outre de l'impôt, il est d'usage que les tribus
fassent des présents aux serviteurs de l'héritier
présomptif ; les frais de route sont considérables ;
tout fonctionnaire tunisien se croit le droit de ran-
çonner le trésor ; la plupart des contribuables ne
livrent leur argent «que quand ils ne peuvent faire
autrement et il ne rentre guère dans les coffres de
l'État que le tiers de l'impôt perçu, obtenu souvent
après une bataille acharnée.
Le bey a encore un autre moyen de battre mon-
naie : c'est de faire rendre gorge à ses favoris en
disgrâce. Malheureusement ce moyen ne profite
pas aux finances.
(1) Il y quelques impôts que le gouvernement n'avoue pas, tel
que l'impôt sur la prostitution.
92 LA CÔTE BAKBARESQUE
On comprend qu'un pareil système n'est pas fait
pour encourager l'agriculture, florissante à peine
aux environs de Tunis, ni le commerce, tout à fait
insignifiant. Des tissus de laine et de soie vendus à
l'intérieur de l'Afrique, les achachias (spécialité de
Tunis, calottes rouges connues en Europe sous le
nom de fez, un peu d'huile, des dattes et des
éponges deSeffax, voici ce que la Tunisie exporte
pour une somme annuelle fort peu élevée. En re-
vanche, les soieries de Lyon et de Saint-Etienne, les
étoffes françaises et anglaises alimentent un très
grand commerce de détail qui enrichit la ville de
Tunis, au préjudice du reste de la régence. Ce sys-
tème défectueux est impossible à modifier tant que
l'industrie restera inconnue aux Arabes.
Le sol de la régence est des plus fertiles : les
céréales, les arbres fruitiers des climats tempérés
et tropicaux, l'olivier, le gommier, etc., y pous-
sent sans le secours des bras de l'homme : les mon-
tagnes regorgent de minerai, la mer est pleine de
corail et d'épongés. Tout cela est inexploité : les
terrains sont en friche, les filons abandonnés. Allah
Kerim !
¥ ¥
Les musulmans se divisent en deux sectes : Les
Sunnites et les Chiites. Tout le Moghreb, l'Egypte
et la Turquie sont Sunnites. Les Sunnites (du mot
ET LE SAHARA. 93
Sunna, tradition) admettent les Haddits ou sen-
tences de Mahomet, recueillies par les disciples
du prophète, surtout par El-Boukhara. Ils se sub-
divisent en quatre sectes : Les Améfis, les Chafais,
les Malekis et les Hambilis. Les Chiites n'ad-
mettent que le Coran ; Mahomet a dit qu'il n'y
avait pas d'autre dieu que Dieu, ils disent qu'il
n'y a pas d'autre livre que le Livre. La majorité
des Tunisiens appartient à la secte sunnite-maleki.
Les Améfis sont presque aussi nombreux. Il y a à
peine quelques Chiites.
Les monuments religieux de Tunis, appelés vul-
gairement mosquées, se subdivisent en quatre caté-
gories. Les Djama, mosquées à chaires où un Ou-
léma prononce la prière et adresse des conseils aux
croyants ; les Mesdjed, lemples sans chaires exclu-
sivement réservés à l'oraison; les Zaonïa et les
Bit-El-Salad, chapelles servant de sépulture à
quelque saint, parfois simplement de station prépa-
ratoire à la méditation dans une grande mosquée.
Les temples de toutes les sectes de l'islamisme se
ressemblent identiquement. Une voûte nue sans
ornements, soutenue par des colonnes torses ou
droites ; des tapis ou des nattes par terre ; une cour
ou une fontaine pour les ablutions. Les princi-
pales mosquées de Tunis sont : Djama-Ez-Zitounn
(Mosquée de l'Olivier) entourée d'un mur élevé,
avec des colonnes de marbre provenant de Car-
LA COTE BARBARESQUE
thage et une bibliothèque; Djama-Sicli-Mahrez,
lieu d'asile dont nous avons parlé plus haut, Djama-
Sidi-Yousouf, Djama-Sahab-El Tabadji ; la plus
belle de toutes, Djama-Bab-Djezira.
Jusqu'à présent il a été impossible à un Euro-
péen de pénétrer dans l'intérieur d'un monument
religieux. Un prince de Prusse récemment de
passage à Tunis, n'a pu en obtenir la permission
du bey, son hôte. Un particulier ne saurait même
y songer.
Le chef du clergé s'appelle Cheik-Ul-Islam
(vieillard qui connaît le droit chemin) : c'est le
vicaire du Cheik-Ul-Islam de Stamboul. Puis
viennent dans la hiérarchie ecclésiastique , les
Imam (évêques), les ouléma (prêtres), les mara-
bouts (saints, fakirs), les derviches et les santons
(moines, ermites), et enfin les mollahs (diacres).
Ces comparaisons sont approximatives, car au
point de vue du clergé le mahométisme diffère
totalement du christianisme. Le prêtre musulman
n'est pas comme le nôtre un vicaire de Dieu,
ayant droit de lier et de délier, impeccable et
redouté. C'est un homme connaissant très bien le
'Coran, par conséquent savant ; ayant pendant de
longues nuits de rêverie interprété les versets
du Livre, par conséquent possédant "sur la re-
ligion une appréciation plus saine que le com-
mun des mortels ; on lui doit respect et obéis-
ET LE SAHARA. 93
sance ; mais il n'a aucune mission divine. Il est,
plus qu'un laïque, agréable à Allah, voilà tout. Les
marabouts, les derviches et les santons sont des
fanatiques qui se torturent et se livrent à toutes
sortes de macérations pour la plus grande gloire
de Dieu. Les musulmans les révèrent, les croient
aptes à faire des miracles, leur baisent les mains,
les vêtements, ne les tuent ni ne les maltraitent
jamais, mais les considèrent comme fous.
— Pourquoi faire souffrir son corps, puisque
Dieu ne l'exige pas, disent-ils. Allah a obscurci
leur esprit, pour qu'ils nous édifient par leur exis-
tence, et leur a accordé le don des miracles pour
raffermir notre foi.
Les insensés sont à leur tour vénérés comme des
saints. Le souffle d'Allah a passé sur eux, disent
les Orientaux. En résumé tout fou est marabout et
vice-versa. Quand les marabouts, les santons et
les derviches ne sortent pas complètement nus, il
se vêtissent de la façon la plus singulière. Un sa-
vant allemand a traversé les contrées les plus
mystérieuses de la Régence, et pénétré chez des
peuples auxquels l'habit européen était complè-
tement inconnu, en habit noir, cravate blanche,
culotte courte et chapeau gibus. Les populations le
prenaient poi*r un derviche.
Tout homme ayant perdu l'esprit est en commu-
nication directe avec Allah et devient inviolable
96 LA CÔTE BAKBAP.ESQUE
sous le nom de marabout. Cependant il y a des
individus très sensés qui par ambition ou vocation
se font derviches. Geux-là désignent les prières, les
improvisent quelquefois et exercent une grande
influence sur les masses. Abd-El-Kader fut. un
marabout pareil.
Les muezzins, sans appartenir précisément au
clergé, sont des sacristains chargés d'appeler les
fidèles à la prière. Ils habitent généralement les
mosquées et remplissent leur office moyennant ré-
tribution.
Il existe sur la côte barbaresque des corporations
nommées Khouans, sortes d'associations ou sectes
religieuses et politiques à la fois. Surveillées en Al-
ger ie, elles florissent libres etinoffensivesen Tunisie.
Les Khouans (frères), sont affiliés à un ordre reli-
gieux musulman dont les rites, règles et statuts
ont été dictés par un marabout fondateur, inspiré
par Mohammed en personne. Ces associations sont
régies par un Kralifa, général de l'ordre, vicaire
du marabout susdit. Les Aïssaoua appartiennent
à une confrérie fondée il y a 300 ans par un fameux
saint marocain du nom de Sidi Mohammed Ben
Aïssa (1), appelé vulgairement Sidi-Aïssa. Ces
Khouans prétendent avoir reçu du marabout le
pouvoir de charmer serpents et scorpions, lécher
(1) Mahomet, fils de Jésus.
ET LE SAHARA. 97
les fers chauds, etc. Ils possèdent en réalité des
secrets curieux et un indiscutable talent de pres-
tidigitation.
Tout homme qui a fait, selon les prescriptions
légales, le pèlerinage de la Mecque, reçoit le titre
honorifique de Hadji et jouit d'une certaine consi-
dération. Don-El-Hadja, dernier mois de l'année,
est consacré au pèlerinage de la Mecque. Au-
trefois , pour accomplir cette pieuse excursion ,
il fallait i averser la Tripolitaine, l'Egypte et la
mer Rouge ; comme un voyage isolé à travers
ces plaines de sable, habitées par des nomades
féroces et irréligieux, était quasi-impossible, les Tu-
nisiens se joignaient à une caravane, nommée
Rakeb, qui partait tous les ans du Maroc, le sep-
tième u ois de Tannée (Redjeb). Celte caravane
forte de (3,000 hommes et d'autant de chevaux et
chameaux, au moment de passer la frontière de
Tunis, comptait parfois, à son arrivée sur les bords
de la mer Kouge, 25,000 Marocains, Algériens, Tu-
nisiens, Tripoli tains, Égyptiens. Obligée de guer-
royer avec les bandits nomades et de suivre régu-
lièrement les prescriptions du Coran, la caravane
avait un chef temporel, le Cheik-el-Rakeb, et un
chef spirituel; un Marabout. Aujourd'hui le pèle-
rinage se fait plus simplement.
Un bateau à vapeur anglais, venu au mois de
novembre dans les eaux de La Goulette, recueille
6
98 LA CÔTE BARBARESQUE
les pèlerins et les débarque à Djeddah, pour une
somme très minime. Un seul navire peut trans-
porter en les entassant, 5 à 6,000 pèlerins. Malgré
le peu de confortable qu'il présente , ce mode de
transport a été adopté par la majorité des Tunisiens.
Les zélés et les dévots se joignent seuls au Ra-
keb , qui continue à traverser le désert avec des
forces beaucoup moins imposantes que jadis.
Les Tunisiens ont le respect des morts. C'est
un sacrilège non moins grand de fouler au pied
le sépulcre d'un croyant que d'entrer dans une
mosquée. La terre qui recouvre un mort, eût-il été le
dernier des esclaves, ne doit pas être remuée. Il ne
faut pas troubler un croyant dans son repos éternel.
Tout musulman a droit à une tombe qui lui est
propre : il ne peut en être dépossédé. Il en résulte
que la campagne de Tunis n'est qu'une vaste né-
cropole. Les cimetières n'ont ni enclos ni haies.
Les penchants des collines sont couvertes de
dalles sans aucun ornement, mais avec un petit
enfoncement, sorte de trou creusé dans la pierre
tumulaire, afin de conserver l'eau des pluies pour
les oiseaux. Les tombeaux des saints sont tenus
avec plus de soin. On construit ordinairement le
Marabout (nom donné à la tombe de tout saint)
sur l'emplacement de la maison du pieux person-
nage décédé, ou s'il est mort dehors, à l'endroit
où il est tombé pour ne plus se relever. Ceci expli-
ET LE SAHARA. 99
que la présence de quelques tombeaux au milieu
des bazars de Tunis. Le Marabout, petite construc-
tion carrée invariablement blanche à dôme de cou-
leur, donne son nom au village dont il est le plus
rapproché : Sidi-Amor, Sidi-Bou-Saïd, etc. C'est
ainsi que de nombreux villages tunisiens portent
des noms d'hommes.
Les cendres de certains bienheureux musulmans
ont le privilège d'opérer des miracles. Sidi-Fath-
Allah, marabout enterré suruneéminence à l'orient
de Tunis, fait cesser la stérilité, le plus grand des
malheurs prévus par une femme musulmane.
Celle qui désire avoir un enfant doit se rendre en
pèlerinage jusqu'au pied de la montagne, monter le
rocher de 50 toises en haut duquel se trouve le
tombeau de Sidi-Fath-Allah, réciter sans cesse
pendant l'ascension le premier chapitre du Coran
(Fatha), puis, après avoir imploré le saint, se laisser
glisser avec une pierre plate appliquée sur le ventre.
A côté du marabout de Sidi-Fath-Allah, se trouve
celui de Lella-Manouba, femme qui ayant fait vœu
de chasteté, a reçu le don des miracles après sa
mort.
Les Tunisiens, superstitieux au possible, croient
aux goules, aux génies, aux djinns, à l'astrologie,
à la magie. Des intelligences intermédiaires, supé-
rieures à l'homme, peuplent le ciel et se meuvent
dans l'air. Y croire n'est pas un péché; Mohammed
100 LA CÔTE BARBARESQUE
lui-même en parle dans le Coran. La superstition
la plus accréditée à Tunis, c'est le mauvais œil,
dont on se préserve en faisant peindre sur sa porté
une main ouverte, ou en portant le même emblème
sur soi.
Les Juifs ont adopté cette superstition. Toutes
les maisons de Tunis, musulmanes ou juives, ont
une main peinte sur le mur, parfois avec du sang ;
une femme ne consentirait jamais à sortir sans
avoir sur elle un bijou ayant forme de main. Si
par hasard on a oublié ce préservatif, on peut con-
jurer le mauvais œil, en prononçant le chiffre 5.
Les compliments sur la beauté des enfants, des
chevaux, portent malheur. Si on vous présente un
enfant indigène, la plus grande politesse que vous
pouvez faire au père, c'est de lui cracher dessus.
La salive joue un grand rôle en Orient depuis les
temps les plus reculés. Jésus-Christ a opéré des
miracles avec sa salive. Un Marabout qui crache
sur un Tunisien lui octroie une faveur.
Après le mahométisme , c'est la religion juive
qui compte dans la régence de Tunis le plus d'adhé-
rents. Les Juifs Tunisiens sont Talmudistes-Or-
thodoxes. Ils célèbrent leurs fêtes , et tiennent à
leur culte avec cette àpreté passive qui est le ca-
ractère distinctif de la race d'Israël. Comme les
Musulmans vont ta La Mecque, ils se rendent en pè-
lerinage à Jérusalem. Du reste, ils ont adopté toutes
ET LE SAHARA. 101
les superstitions de leurs maîtres et croyent aux
Djinns, aux goules et à la magie.
Les seuls chrétiens ayant droit de cité à Tunis,
sont les catholiques romains. Les réformés et les
Grecs , tolérés , n'ont cependant ni temples ni
prêtres. Les Anglais prient clans la chapelle de
leur consul. Le catholicisme seul , grâce aux
efforts de la France , est parvenu à une institution
d'état. Il y a à Tunis un couvent de capucins, des
églises et un évèque. La chapelle de Saint-Louis,
aux environs de Tunis, devenue territoire français,
est desservie par des moines. Enfin un collège
franco -musulman, institué sous les auspices du gé-
néral Kheir-Ed-Dinn et dirigé par M. Rocca, fonc-
tionne sans provoquer trop de méfiance de la part
des indigènes. Ce collège est une des curiosités de
Tunis. En effet, des précepteurs catholiques-ro-
mains, en contact perpétuel avec des enfants musul-
mans, leur enseignent l'histoire, la géographie,
les mathématiques, pendant que clans une autre
pièce, ces mêmes enfants reçoivent leur instruction
religieuse des Mollahs, qui leur apprennent à psal-
modier le Coran. Or le Coran et la science chré-
tienne sont en contradiction. Malgré cela, les profes.
seurs savent si bien s'y prendre, qu'ils inculquent
les rudiments de la science aux enfants, sans trop
froisser leurs opinions religieuses.
J'ai visité ce collège, tenu avec une propreté
6.
102 LA CÔTE BARBARESQUE
inusitée dans ces climats, et j'en suis sorti pénétré
de la grandeur de la tâche que la France a entre-
prise dans cette partie de l'Afrique. L'idée civili-
satrice propagée lentement, sans froissement de
conscience , peut arriver à un résultat bien autre-
ment sûr que cette propagande irraisonnée de l'idée
religieuse, inadmissible parfois, impraticable pres-
que toujours en Asie et en Afrique, que l'on décore
chez nous du nom de mission. Les examens que
M. Rocca a bien voulu faire passer en ma présence,
m'ont donné une haute opinion de l'intelligence
de la plupart des petits musulmans de Tunis.
V
Environs de Tunis. — Carthage. — Insuffisance des fouilles.
— La chapelle Saint-Louis. — Les moines. — Départ de
Tunis.
Les antiquités de Tunis offrent peu d'intérêt. La
construction plus que fragile des maisons, voire
même des mosquées, ne résiste guère à l'action du
temps. Les beys ont traversé l'histoire sans laisser
aucune trace de leur passage. La demeure du
souverain, le jour même de son décès, est aban-
donnée par son successeur, qui la laisse tomber
en ruines. Peu à peu les ruines sont envahies par
les chacals et les hyènes. Cinquante ans ont suffi
pour faire de la poussière des plus beaux souvenirs
de la puissance barbaresque. Je ne crois pas qu'il
y ait dans toute la Tunisie un édifice datant de
Hancouda-Pacha.
En revanche, à peine sorti de la ville, on com-
mence à distinguer les ruines d'un aqueduc ro-
main, qui traverse la campagne pour rejoindre,
dit-on, celui de Zahouan. Sous ses arches, tantôt
debout, tantôt écroulées et couvrant la campagne
104 LA CÔTE BAR1URESQUE
d'un tas de décombres, passent les caravanes du
désert. Ces ruines se succèdent parfois sans inter-
ruption : parfois elles sont très espacées. Entre
elles, la campagne piétinée par les chameaux est
lisse : le temps a nivelé tout.
L'aqueduc, vu au coucher du soleil, avec ses
arches interminables dont on aperçoit toujours un
pan, quand on croit les voir terminées, tranche en
teintes sombres sur les masures blanches de la
ville et de la campagne, et semble protester contre
l'existence des châteaux de plâtre, devenus le nec
plus ultra de l'architecture arabe.
A quelques kilomètres de Tunis, on commence
à distinguer un cap jaunâtre, couvert de petites
pierres irrégulières , mêlées à d'autres pierres
rondes : c'est Carthage...
Il serait superflu de parler de ces ruines si sou-
vent décrites. Il n'est toutefois pas inutile de dire
qu'elles ont été mieux décrites que fouillées. L'in-
différence du gouvernement des beys y ouvre ce-
pendant un vaste champ aux ambitions archéo-
logiques. Quand on songe que la journée d'un
fellah est payée 1 fr. 25 c. tout au plus, que les Tu-
nisiens sont forts et laborieux, que cent ouvriers
abattraient par jour une besogne énorme à un prix
relativement minime, — pour 3,000 francs, on peut
fouiller le solde Carthage pendant un mois, pour
36,000 francs, pendant toute l'année — que le bey
ET LE SAHARA. dOo
n'a aucune prétention à la propriété des merveilles
de l'art ancien, dont il ignore l'existence, on est
surpris que les archéologues, si obstinés à remuer
des terrains déjà exploités, ne veuillent pas se
donner la peine de s'essayer sur ce terrain quasi
vierge.
En effet, les quelques fouilles exécutées par
M. Beulé et autres, ont prouvé que le sol de Car-
thage recèle les vestiges de trois époques diffé-
rentes : Byzantine, Romaine et Punique.
Détruite de fond en comble trois fois, et rebâtie
deux fois par ses destructeurs mêmes, Garthage
doit nécessairement présenter trois couches dis-
tinctes. C'est sur les décombres que les% reconstruc-
teurs opéraient. Gomme partout et toujours, on
s'est servi des vieilles murailles pour les bases
et les murs des nouvelles maisons.
L'exhaussement du terrain de Rome ou de Paris
a pour cause l'édification des nouvelles maisons
sur d'anciennes bases. En fouillant la terre sous
toutes les villes âgées de quelques siècles on arrive
à des vestiges souterrains d'habitation.
Les pierres de l'époque punique, trouvées à
Carthage ne sont , à mon sens , que des frag-
ments utilisés par les Romains, lors de la première
reconstruction. Personne n'est encore arrivé à la
couche des décombres où dort la Garthage des
Hannon et des Hamilcar. La cité punique, dont il
106 LA CÔTE BARBARESQUE
y a certainement des restes — car il est impossible,
surtout, étant donnée l'insuffisance des moyens de
destruction connus des Romains, de réduire une
ville au ras de la terre, (1) — est à une profon-
deur où la pioche des savants n'est pas encore
allée.
Les pierres rondes qu'on ramasse par milliers
sur l'emplacement de l'ancien port (?) de Carthage,
sont des pierres de fronde employées par des
mercenaires, dont quelques tribus étaient troglo-
dytes. On trouve tout autour de ce soi disant
port des couteaux de silex, etc.. Carthage a été
ravagée tant de fois par tant de nations diverses,
qu'on douta des découvertes modernes, relatives
à l'emplacement de la* cité punique. En effet,
il est peu probable que ce coin si dévasté ait
encore gardé, au ras déterre, des traces de ses
habitants primitifs. D'autre part, la présence de
ces pierres, totalement rondes, à côté des armes
de silex, m'autorise à émettre la supposition sui-
vante :
L'endroit appelé Carthage, port de Carthage, etc.,
ne serait que l'emplacement du camp des merce-
naires (situé au dehors de la ville). Les armes de
silex appartenaient à des peuplades du fond de
(1) L'expression : « passer la charrue sur une ville, » m'a paru
toujours une menace difficilement applicable, surtout aux grandes
villes, bâties comme bâtissaient les Romains.
ET LE SAHARA. 107
l'Afrique, encore troglodytes, qui attirées par l'ap-
pât du gain, se sont enrôlées parmi les défenseurs
de Carthage. Reconnaissant, une fois mises en
rapport avec des nations plus civilisées, la supé-
riorité des moyens de défense de celles-ci, les tro-
glodytes abandonnèrent leurs armes qui, épar-
pillées à terre, ne représentant aucune valeur pour
les dominateurs du sol, ont pu parfaitement rester
là, pendant des siècles, sans être dérangées par
personne.
Je crois que la proximité des citernes ne saurait
être un argument contre ma version. Les citernes
auraient pu très bien être suburbaines, si elles sont
de construction punique, ce dont je doute fort; si, au
contraire, et c'est supposable, elles furent bâties par
les Piomains, lors de la reconstruction de Carthage,
rien ne prouve que la nouvelle cité ait été édifiée
sur l'emplacement précis de l'ancienne. Il est même
probable que l'enceinte en a été sensiblement mo-
difiée. A un kilomètre de ce qu'on appelle ici Car-
thage, est situé le terrain qui entoure le tombeau
de saint Louis, concédé à la France par le bey. Ce
terrain est, prétend-on, situé sur l'emplacement de
Byrsa. Une vallée assez large et couverte de végé-
tation sépare les deux éminences, M. Beulé, en
fouillant le terrain français, y a trouvé, à une pro-
fondeur relativement insignifiante, des vestiges de
constructions antiques. Après avoir extrait les
108 Là CÔTE BARBARESQUE
pierres les plus remarquables, on a laissé à fleur
de terre des ruines qui forment comme une grotte
au milieu du jardin. L'ornementation des murs
retrouvés par M. Beulé, différente de celle qu'on
a l'habitude d'observer dans les monuments ro-
mains, ne prouve toutefois pas que ce soient des
murs puniques. Même après la destruction de Car-
tilage, les populations de la province continuèrent les
traditions historiques, religieuses et architecturales
de leurs anciens maîtres, que les Romains, selon
leur règle invariable de conduite, ne songèrent
jamais à modifier. La tolérance romaine était telle,
on le sait, que la métropole adoptait les cultes des
peuplades conquises, et que les colons des pays
orientaux ou africains, s'identifiaient parfaitement
avec les mœurs des vaincus. Il est plus que pro-
bable que les matériaux, d'ornementation surtout,
de la Carthage punique, ont servi à l'embellisse-
ment de la Carthage romaine.
Plus loin, à 5 kilomètres à l'ouest, Sicli Bou-Saïd,
ravissant village arabe, forme sur la montagne un
parallélogramme quasi-régulier. Le Marabout cé-
lèbre dont ce village porte le nom, repose au fond
d'une mosquée fréquentée par les dévots musul-
mans de toute classe. Les habitants de Tunis, de
retour de ces lieux vénérés, en rapportent des mé-
dailles antiques, des fragments très remarquables,
et parlent de murs, de ruines qu'on découvre aux
ET LE SAHARA. 109
environs, sur la route de Souk-Harras. En vérité,
il serait assez difficile à un archéologue solitaire
d'entreprendre des travaux de ce côté, car, si la
campagne de Tunis est sûre, dès qu'on s'éloigne
de la ville, on est à la merci du fanatisme et de la
rapacité des habitants : néanmoins l'influence de
la France, indiscutable ici , pourrait obtenir faci-
lement pour une mission archéologique l'appui
de quelques gardes du bey, escorte suffisante à
maintenir en respect les populations du littoral.
Comme cette excursion exigerait un temps très
court, et ne nécessiterait qu'une dépense modeste,
elle serait utile, ne fût-ce que pour se persuader
de la vérité des allégations des dévots arabes.
Je me suis étendu si longuement sur cette ques-
tion, à l'effet de prouver que les recherches tentées
jusqu'à ce jour à Garthage on été insuffisantes (1).
Une question historique ou archéologique ne peut
être étudiée sérieusement ici, qu'en exécutant des
fouilles sur un espace de 10 kilomètres de côtes,
travail difficile, ardu, mais peu dispendieux et ne
présentant pas de danger réel. L'avantage qu'on en
(l) Je n'ose pas, n'ayant aucune prétention d'être archéologique,
m'élever autrement que dans celte note microscopique contre les
assertions de tous ceux qui reconstruisent la Carthage punique
en indiquant jusqu'à l'emplacement des quartiers et des rues
Byrra Megara, le temple d'Esculape (chapelle Saint-Louis), de
Vénus, etc. Je n'ai rien vu de précis dans ces pierres dissémi-
nées sans ordre.
7
110 LA CÔTE BÀRBARESQUE
retirerait à cette heure, serait la possession indis-
cutée des objets découverts , le gouvernement du
Bey n'en étant pas encore à se préoccuper des anti-
quités trouvées dans le Beylick, antiquités dont il
ignore non seulement l'existence, mais la raison
d'être.
La côte Barbaresque est ouverte depuis trop peu
de temps à l'activité et à la science européennes,
pour qu'on jette aussi vite le manche après la co-
gnée. J'ai entendu avancer par des personnes d'un
mérite incontestable qu'il n'y avait rien à faire à
Garthage, que l'archéologie n'y trouverait pas des
matériaux suffisants pour compenser la fatigue et
le coût d'une étude approfondie. De visu, je ne me
suis rendu compte que d'une chose, à savoir : que
le sol de Garthage, à quelques endroits, est vierge
de la pioche depuis quinze siècles; à d'autres,
depuis plus longtemps encore.
Ne pouvant rien démontrer de positif, et ne vou-
lant pas, pour cause, suivre les errements de ceux
qui ont fouillé ce sol superficiellement, je ne parle-
rai de Garthage — dont l'emplacement présumé pré-
sente aux yeux l'aspect d'une dévastation peut-être
unique clans son genre — qu'au point de vue abso-
lument descriptif. Les talus arides adossés à la
mer, formés de petites pierres qui ressemblent à
de la caillasse, se continuent sur un espace de
plus d'un kilomètre carré, et témoignent d'une des-
ET LE SAHARA. 111
truction systématique. Il est toutefois étrange que
cette destruction exécutée, comme je l'ai dit plus
haut, avec les moyens primitifs en usage à Rome,
ait si complètement annihilé la ville, qu'il n'en reste
pas une inscription, un pan de mur, un bras de
statue. Si on prend en considération que pendant
un énorme laps de temps, cette terre, refuge des
pirates barbaresques, a été fermée aux Européens,
que les rares conquérants, tels que Louis IX ou
Charles-Quint, n'ont jamais réussi à s'y établir
d'une façon durable, que d'ailleurs saint Louis et
André Doria n'avaient pas plus de notions archéo-
logiques que Sinan-Pacha, on arrive a douter abso-
lument de l'authenticité de l'assertion de ceux qui
placent à cet endroit l'emplacement de la ville pu-
nique , d'autant plus que la présence des citernes
est l'unique preuve matérielle sur laquelle ils
s'appuient. Pour expliquer cette accumulation de
pierres, de balles de fronde, de monnaies de cuivre,
des travaux, ne prouveraient-ils d'une façon cer-
taine que la terre ne recouvre rien, auraient leur
utilité, parce qu'ils élucideraient un mystère archéo-
logique. Il y a d'autant plus lieu de s'étonner de
l'indifférence des savants pour cette terre histori-
que, que Tunis se trouve à trois jours de Marseille
et à quinze heures de Malte, c'est-à-dire à portée
de la France et de l'Angleterre .
On fait l'excursion de Garthage en voiture ; un
112 LA CÔTE F.AltBARESQUE
chemin parfaitement entretenu conduit de Tunis
au Bardo ; de là, après avoir longé la résidence
particulière du bey, sorte de villa italienne enfouie
dans les. jardins, on traverse des champs cultivés,
on côtoie les enclos des maisons de campagne —
villas Keredine, Bakkouch, Hassan — et on se trouve,
sur le tournant d'un chemin creux, au milieu de
la caillasse, qui vous force à descendre à pied une
petite pente. On aperçoit la mer devant soi ; à ses
pieds les citernes, construction monumentale,
d'un style purement romain. Les trous pleins d'eau
fangeuse ménagés entre les colonnes sont remplis
de serpents d'eau, et des pâtres errants sous les
arcades du monument vous proposent des mon-
naies de cuivre, byzantines ou romaines, jamais
puniques. Après avoir examiné les pierres des
arcades, et contourné les citernes, on a tout vu.
Les vestiges du pont qu'on montre dans Tunis,
ainsi que les ruines du Gymnase, de l'Amphithéâtre
et de la maison d'Annibal, n'ont à mon sens, rien
d'authentique. Dans tous les cas, ce ne sont que
des ruines de la Garthage romaine ou vandale. Ce-
pendant, je le répète encore, ma conviction intime,
c'est que la plus intéressante partie des monuments
est enfouie sous terre.
Le cap de Garthage est séparé de la colline de
Saint-Louis par un vallon ombragé de bosquets.
Les consuls de France et d'Angleterre vont en vil-
ET LE SAHARA. 113
légiature à la Marsa (ancienne Megara) — village
situé au bord de la mer. Le consul français
habite le palais d'un bey. Le souverain de Tunis,
obligé d'abandonner, de peur du mauvais œil ,
la résidence de son prédécesseur, en fait le plus
souvent, après l'avoir toutefois démeublée , l'ob-
jet d'une libéralité. Il arrive que le palais d'un
bey décédé reste longtemps inhabité. Comme
la moindre réparation ne saurait avoir que des
conséquences très fâcheuses au point de vue caba-
listique sur les destinées du bey régnant, l'édifice
tombe peu à peu en ruines. Le cadeau dans ces
conditions embarrasse celui qui le reçoit. Le cas s'est
présenté pour le consulat de France, La Gamilla, pa-
lais démeublé et ruiné d'Hussein, offert en cadeau
par Mohammed-Bey, nécessiterait pour réparation
et entretien, le triple des appointements du consul
général.
En quittant le Marsa, le chemin passe au pied
d'un olivier gigantesque, qui sert d'enseigne à un
café en plein vent. Un chameau attelé à la margelle
du puits, tire mélancoliquement de l'eau en faisant
jouer la bascule ; à chaque mouvement du chameau,
on entend l'horrible grincement du bois enchâssé.
Nous nous asseyons sous l'olivier. Le temps est
clair, autour de nous la nature s'épanouit; le so-
leil, chaud, vivifiant, resplendit sur la mer bleue
et l'irise par endroits ; les oiseaux chantent, les
114 LA CÔTE BARBARESQUE
insectes bruissent, et le grincement du puits qui
tranche sur l'harmonie générale ne manque pas
d'un certain charme , effet de sa discordance
même.
La chapelle de Saint-Louis (Byrsa?), église
petite, modeste, plutôt laide que belle, juchée sur
la plus haute éminence de la côte , est entourée
d'un mur qui limite le terrain concédé à la France.
Ce n'est pas le monument, mesquin à notre avis,
qui frappe l'esprit, c'est le souvenir ineffaçable du
roi chrétien, malade et vaincu, venu mourir là avec
tant de dignité, que les populations musulmanes
en ont jusqu'à aujourd'hui conservé un sentiment
d'admiration. « C'est le plus fier chrétien que j'aie
jamais vu », disait en parlant de lui un cheik d'E-
gypte. Cette fierté religieuse a jadis été admirée et
comprise par les adversaires musulmans du saint
roi. La croix qui surmonte la chapelle du cénota-
phe s'élève aussi haut que le plus haut minaret des
environs, et c'est peut-être l'unique église chré-
tienne que les yeux d'un voyageur peuvent aperce-
voir d'emblée en approchant d'une cité musulmane
indépendante. Les Arabes et les Berbères, pleins
encore de respect pour la foi religieuse de saint
Louis, ne sont nullement choqués de ce sanctuaire
chrétien qui leur rappelle une victoire. Le souve-
nir de saint Louis est une des causes de la sym-
pathie des Tunisiens pour la France et des conces-
ET LE SAHARA. 415
sions que nous avons su toujours obtenir. L'ar-
rivée des galères à voiles , « plus innombrables
qu'au ciel sont les étoiles », les chevaliers chré-
tiens et entin la contenance inflexible du roi de
France, ont été le point de départ de bien des
légendes, qui, après avoir dénaturé les faits, ser-
vent encore aux récits des chameliers, sous les
tentes, pendant les haltes du soir.
De l'autre côté de la porte pratiquée dans le mur
d'enceinte du jardin, on est en France. Les moines
des missions chrétiennes sont les custodes de cette
terre sainte. Dans la première cour, nous rencon-
trâmes le supérieur, le père R.oger. Le révérend
père, homme d'un vaste savoir et d'une haute intel-
ligence, a bien voulu nous faire les honneurs de
l'établissement qu'il dirige. Le couvent est modeste
comme la chapelle : c'est un rez-de-chaussée atte-
nant au mur, percé de cellules. Cinq moines et six
novices y vivent en travaillant. Le père Roger
s'occupe d'archéologie. Il nous a menés au fond du
jardin, qui domine la côte, pour nous montrer les
pans de mur, que les récentes fouilles entreprises
par feu Beulé ont mis à jour. Ces ruines de mu-
railles, de temples ou de maisons sont assez consi-
dérables, mais je doute fort qu'elles datent de l'épo-
que punique : c'est tout au plus un vestige cle la
Garthage détruite par les Vandales. En revanche,
le musée des révérends pères contient quejques
116 LA CÔTE BARBARESQUE
fragments, petits en vérité, mais qui semblent ap-
partenir à la plus haute antiquité. Ces fragments
se trouvent partout aux alentours, sur la colline
et dans la campagne. Les moines qui cultivent ou
ceux qui jardinent, les découvrent par centaines,
à divers endroits de la plaine de Tunis. Le ré-
vérend père Roger a bien voulu me faire présent
de quelques-uns de ces fragments.
Nous revenons à Tunis par la rive droite du
lac, détour largement compensé par la superbe
vue du soleil couchant, qui se reflétant dans les
eaux, colore en rouge les montagnes de l'horizon.
C'est bien ici le paradis du chasseur : je n'ai ja-
mais vu une telle abondance de gibier de toute
sorte.
La nuit allait tomber quand nous arrivâmes aux
portes de la ville, dont on fermait les battants ; les
soldats, gardiens des remparts, tricotaient à cœur
joie, désireux d'achever leur labeur quotidien ; sur
les portes, la population masculine remplissait la
rue d'une foule silencieuse. Peu à peu les ténè-
bres, s'épaississant, couvrirent la ville d'un voile
d'ombres, au milieu duquel les figures drapées
de blanc des Arabes, se mouvaient comme des
fantômes; leur va-et-vient majestueux et quel-
que peu sépulcral diminuait à vue d'œil; quand
nous touchâmes à l'hôtel, la nuit s'étendait sur la
ville, devenue déserte.
ET LE SAHARA. 11
C'est notre dernière soirée de Tunis. Le bateau
arrivé la veille, nous attend à la Goulette. Demain,
il nous faudra quitter ce coin de la terre musul-
mane, qui a peut-être, de tout le littoral, gardé le
mieux son aspect primitif.
VI
De Tunis à Bône. — Entrée en Algérie. — La Calle. —
Bône. — La Banque d'Algérie. — Les officiers. — Hip-
pône. — Jemmapes. — La montée de l'Atlas. — Les
lions. — Histoire d'un Nabab et d'un lion. — Philip-
peville. — Arrivée à Gonstantine.
Le bateau poste français, qui avait consenti à nous
prendre à son bord, accosta PAjaccio, de la com-
pagnie Valéry, au moment où il levait l'ancre. Le
temps était splendide : pas une ride sur la surface
de la mer, pas un souffle dans l'air, pas un nuage
au ciel. Le crépuscule empourprait l'horizon. Les
côtes rougissaient sous l'action des derniers rayons
du soleil, et changeaient de teinte, à mesure que
le jour agonisait derrière les montagnes. De rouge
brun, la côte devenait écarlate, puis lilas, violette,
noirâtre. Une raie brune se forma bientôt, ligne [de
démarcation précédant les ténèbres. La mer tou-
jours bleue, tranchait avec l'air blanc et vaporeux.
Le navire cinglait vers l'Ouest et la côte passait rapi-
dement devant nos yeux. Le village de Sadi-Bou-
Saïd, plus blanc encore de nuit que de jour, étalé
sur le cap sombre, semblait un spectre chargé de
120 LA CÔTE BARBARESQUE
nous guider. Tout à coup une lumière jaillit à l'ex-
trémité du village : elle se meut, elle vacille ; nous
voyons quelque chose de blanc auprès d'elle. Nous
sommes à cinq lieues de la côte, mais la transpa-
rence de l'air est telle que nous distinguons parfai-
tement l'Arabe chargé d'allumer le phare.
— C'est un phénomène, même dans ces parages,
dit le capitaine.
UAjaccio est un navire à carène étroite, bon
marcheur, mais rouleur au possible ; malgré le
beau temps, nous dansons. Nous sommes dans des
parages relativement difficiles : peu de profondeur ;
des récifs, des îles plates (les îles Planes, Fratelli,
des Chiens) :1e capitaine ne quitte guère la dunette,
la nuit devient de plus en plus opaque. Cepen-
dant la mer, phosphorescente, semble vouloir aider
les étoiles à dissiper l'obscurité. Rien n'y fait : le
scintillement ne saurait éclairer. Nous glissons en
coupant silencieusement l'air noir et la mer jaune.
Le soleil se lève sur un rocher grisâtre, uni,
pareil à une ardoise gigantesque. De grandes lettres
bleues forment sur ce rocher, ces mots : « Chocolat
Ibled. » Nous sommes en Algérie ; ce que nous
voyons, c'est le cap Roux. La côte est boisée,
des arbres ornent les falaises : napals, sycomores,
mimosas, lentisques; un exhaussement de terrain
barre le chemin ; le bateau vire de bord pour
stopper au fond d'une baie riante, entourée de co-
ET LE SAHARA. 121
teaux verdoyants. L'air est si limpide qu'on distin-
gue du pont les gouttes de rosée sur les feuilles
des arbres. Une petite bourgade termine la crique.
C'est La Galle, patrie des lions et des panthères,
pays rêvé des chasseurs. Ces broussailles qui à
perte de vue, couvrent les collines d'une verte cri-
nière, fourmillent de fauves. Plus on avance dans
le pays, plus on trouve de gibier à abattre. A
mesure qu'on s'approche de Soukharras, les brous-
sailles deviennent bois, les arbustes, arbres, et on
traverse, dit-on, une forêt presque vierge.
La ville dormait encore : seul, un petit bateau se
détache de terre, glisse doucement dans notre di-
rection et nous accoste. Un officier français, pâle,
jaune, étendu sur un brancard, se fait hisser à bord :
à peine sur le pont, l'officier se relève et pousse un
soupir de joie ; ses joues se colorent, il fait quelques
pas, il sourit. C'est que FAjàccio touche seulement
Bône et va à Marseille. Le pont, c'est la France.
Chef du cercle militaire de la Calle, le capitaine X*
va en congé de convalescence.
Cette verdure si admirable, où l'œil se repose
avec tant de plaisir, n'est bonne à voir que de loin,
et couve, sous son aspect si riant, des fièvres
pestilentielles.
Le navire, après dix minutes d'arrêt utilisées à
recueillir le capitaine, continue sa route sous un
soleil radieux, et par une mer d'huile... Voilà Bône.
122 LA CÔTE BÀRBARESQUE
Un touriste ne devrait jamais quitter un pays
quasi barbare que pour revenir dans une contrée
tout à fait civilisée, où le manque de pittoresque
est largement compensé par la satisfaction du
bien-être, mais la demi-civilisation qui consiste à
revêtir une ville arabe d'une mince couche d'appa-
rence européenne, ne procure qu'un sentiment de
désillusion. Venu cle Marseille, peut-être meserais-
je extasié sur la végétation réellement exception-
nelle qui environne Bône de tous côtés, peut-être
aurais-je eu du plaisir à suivre de l'œil les burnous
des quelques rares indigènes éparpillés clans les rues
tirées au cordeau de la sous-préfecture française,
mais venant de Tunis, l'aspect de Bône me navra.
Déjà sur le bateau, j'avais eu un avant-goût de
cette civilisation en travail, qui, tout en étant pro-
fitable au pays, froisse le voyageur avide de choses
nouvelles. Le bateau de la Galle avait pour second
passager un magnifique Arabe, au profil biblique,
à la barbe noire, aux dents blanches.
— Quelque prince du désert, quelque cheik
nomade du Sahara, me disais-je !
C'était le curateur aux successions vacantes du
district de Bône, s'exprimant en français, style de
palais.
— Les forêts du district ne sont pas encore
exploitées par les chasseurs, mais bientôt on vien-
dra poursuivre le gibier jusque chez nous, dit-il.
ET LE SAHARA. 123
La première figure que nous aperçûmes sur le
quai — on débarque à quai à Bône, — fut celle d'un
douanier : la première chose qu'on nous obligea
de faire, ce fut d'aller à la Douane, pour y subir le
désagrément de voir bouleverser nos malles avec
une ténacité presque injurieuse. Ce ne fut qu'après
une discussion de deux heures que nous pûmes
quitter la baraque en bois qui sert de douane à
Bône, pour nous acheminer vers l'hôtel. Grâce à des
lettres de recommandation puissantes, je réussis
cependant à introduire un vieux burnous et trois
paires cle babouches (1).
Adieu flèches, minarets, maisons irrégulières,
coins obscurs et mystérieux , rues tortueuses ,
foule bigarrée. Un trottoir large, dallé, bordé de
constructions à la Haussmann ; une rue monotone,
déserte, traversée de temps en temps par un
employé en casquette ou un ouvrier en blouse,
puis un square, comme on en voit dans les villes
de France de troisième ordre, des arcades, des bou-
tiques, du gaz, et des échappées de vue sur des
terrains vagues. Rien de plus triste que ces places
froides, si fréquentes depuis quelques années
clans nos villes françaises. On dirait que l'an-
cienne façon de se loger ne concorde plus avec
(1) Je recommande aux voyageurs d'envoyer le gros de leurs
acquisitions par messageries en France : c'est ainsi que j'ai tou-
jours procédé et je m'en suis bien trouvé.
124 LA CÔTE BARBARESQUE
notre manière de vivre. Tout ce que les hommes
ont fait avant nous ne nous convient plus. On
transforme, on modifie, on démolit! Gomment
rebâtira- t-on?
L'hôtel d'Orient est situé sur une place qui rap-
pelle n'importequel chef-lieu de canton de la Nièvre
ou de l'Allier. C'est une auberge de province clans
toute l'acception du mot , avec son casier flétri au
bas de l'escalier, ses chambres ornées de fleurs
artificielles et de garnitures de cheminées en similor;
son personnel d'officiers et de commis-voyageurs.
Les officiers sont surtout en nombre; l'hôtel semble
leur appartenir. De la cave au grenier, ce n'est que
cliquetis de sabres, va-et-vient d'ordonnances, de
brosseurs, choc des éperons contre les dalles. Vis-
à-vis de l'hôtel se trouve la Banque ; à côté un
grand café ; en face la rue commerçante, qui con-
duit vers l'éminence où se trouve l'ex-quartier
arabe.
Une demi-heure après mon débarquement, je fis
connaissance avec la Banque d'Algérie. Voici à
quelle occasion.
Me trouvant sans monnaie pour donner un pour-
boire à je ne sais qui, je priai le propriétaire de
l'hôtel de me changer un billet de 1,000 francs de
la Banque de France : l'hôtelier s'y refusa. Je ne
fus pas plus heureux auprès d'un marchand de
tabac qui débite sa marchandise au coin de la place,
ET LE SAHARA. 125
enfin, un mercier auquel je demandais le même
service, m'envoya à la Banque d'Algérie, où j'appris
avec stupéfaction que les billets de la Banque de
France n'avaient pas cours en Algérie et qu'on les
escomptait à perte. En Italie, à Malte, à Tunis, en
Egypte, partout enfin, on prend le papier monnaie
français, non seulement avec empressement, mais
à bénéfice. Le seul pays au monde où les billets de
la Banque soient dépréciés, c'est l'Algérie !
On a essayé de m'expliquer cela : c'est une façon,
paraît-il, de protéger la Société Algérienne. J'avoue
que j'en suis encore à ne rien comprendre. Peut-
être est-ce, comme me l'a dit un financier algérien,
sans penser à mal, j'en suis persuadé :
— Que la nature dans ses dons, use du système
des compensations, et que j'ai l'intelligence finan-
cière obtuse.
Pour être bizarre, ce n'en est pas moins un
compliment !
Introduit par M. Allégro, consul de Tunis à Bône,
au cercle des officiers, je fis connaissance d'un
vieux colonel, qui parla de l'Algérie en ces termes :
— Si vous voulez vous plaire ici, fréquentez
beaucoup les militaires, ne fuyez pas les indi-
gènes, mais évitez les civils comme la peste. Tout
ce qui est colon ne vaut pas cher. Si vous voulez
vous bien porter, ne buvez pas d'absinthe et man-
gez peu; si vous voulez conserver un bon sou-
126 LA CÔTE BARBARESQUE
venir du pays , ne vous approchez jamais trop
près d'un objet qui vous plaît, afin de l'examiner.
Je professe ces principes physiques et moraux
depuis quelques vingt ans, et j'en suis à préférer
le séjour de l'Algérie à celui de la France. Voici
la troisième fois que je permute pour ne pas
bouger.
La cordiale hospitalité des officiers français en
Algérie, ne laisse en réalité, rien à désirer. Ne
pouvant que répéter ce- que les autres ont déjà tant
de fois dit à ce sujet, je me contenterai de men-
tionner ce fait qui m'est personnel : à savoir : que
jamais, à aucun des cercles d'officiers où je fus
présenté, je ne suis parvenu à payer ma consom-
mation, ni même un repas plus substantiel, si par
hasard j'en prenais un.
En refléchissant que la plupart des officiers ont
leur paye pour toute fortune, qu'ils reçoivent de la
même façon tous les voyageurs recommandés, que
ces voyageurs deviennent de plus en plus fréquents,
que cette façon large de pratiquer l'hospitalité,
grève le budget, pour la plupart mince, de ces mes-
sieurs, on ne peut ne pas admirer cette réponse
invariable, faite à la moindre velléité de payer
votre1 écot :
— Laissez ! nous sommes chez nous.
En effet, l'officier veut qu'on le croie chez lui.
La fierté du conquérant, c'est la qualité dominante
ET LE SAHARA. 127
de son caractère. Il n'oublie jamais, s'il s'agit d'une
petite chose ou d'une grande, que la possession du
sol qu'il foule a été achetée par des fatigues sans
nombre et des flots de sang, et, paraissant se douter
que ces fatigues ne sont pas terminées, que le sang
pourra couler encore, il veut, précisément parce
qu'il ne se sent pas assez chez lui, que l'étranger le
considère comme maître de la maison. Vous verrez
partout, dans les rues, aux bazars, aux cafés, dans
la campagne, soldats et officiers dédaigneux des
pékins plus encore que des Arabes, adresser à tout
le monde la parole de cette voix brève et dure que
donne l'habitude du commandement, envoyer aux
étrangers un sourire plein d'aménité, et leur faire
avec la plus délicate courtoisie les honneurs de
cette contrée dont le militaire est le maître , sinon
de droit, du moins de fait.
Quelques officiers s'offrirent de nous accompa-
gner à Hippône où nous nous rendîmes le lende-
main. La route, tracée au milieu d'une végétation
luxuriante, traverse plusieurs ponts en bois, jetés
sur un ruisseau ombragé par des arbustes en fleurs.
Les broussailles étendent leurs racines jusque
dans l'eau et donnent au paysage un aspect quasi-
tropical. Les ruines d'Hippône éparpillées au milieu
d'un bouquet d'arbres séculaires, peu intéressantes
au point de vue archéologique, datent de l'époque
de la décadence romaine. Le principal charme de
128 LA CÔTE BARBARESQUK
cette partie de l'Algérie, c'est la campagne, riche
d'arbres, de fleurs, d'arbustes, de céréales. Les
souvenirs sont nuls, et l'ombre de saint Augustin
elle-même, disparaît devant l'absence de vestiges
palpables de l'antiquité.
Une colonie française, nommée Randon — du
nom du maréchal Randon, son fondateur — se
trouve entre Hippône et Rône. C'est un village
propre, bien bâti, en pleine prospérité. De Randon
à la mer on suit, sous l'ombre incertaine d'une
rangée d'arbustes tropicaux, un chemin creux qui
aboutit à la Corniche. Le retour à Bône s'effectue
entre la mer et les falaises : atout moment, des
échappées de vue nous arrachent des cris d'admi-
ration.
A quelques minutes de la ville, sur une élévation
verte, un camp surplombe la mer. Les régiments
cantonnés à Bône s'y reposent pendant les ma-
nœuvres d'automne, au milieu de la végétation la
plus abondante que j'aie encore vue.
Les réverbères qui commencent leurs lignes ré-
gulières à Tentrée de Bône, nous tirent de notre
extase : nous fermons les yeux pour ne pas les
appuyer, sitôt après avoir admiré les splendeurs de
la nature, sur la teinte verdàtre des maisons recti-
lignes formant la rue qui conduit à l'hôtel.
La gracieuse obligeance du directeur du chemin
de fer de Bône à Ain-Mokra nous a permis de vi-
ET LE SAHARA. 129
iter la mine de fer d'Ain-Mokra, située au sud
du lac Fezzarah, à 20 kilomètres de Bône. Le wagon
de service nous déposa en face de la baraque ser-
vant de réfectoire aux employés de la mine. Une
allée d'eucalyptus conduit du village à l'entonnoir
où on extrait le minerai. La présence de l'eucalyp-
tus est presque une menace ; la fièvre n'est pas
loin. Cet arbre à feuilles longues et grosses, est
prétend-on^ un remède souverain. Originaire de
l'Australie , implanté par M. Ramel , et acclimaté
en Algérie par M. Trottier, il jouit d'une grande
réputation pharmaceutique. Il paraît que non seu-
lement l'eucalyptus assainit les contrées qu'il om-
brage , mais encore qu'une seule branche de cet
arbre attachée à un chapeau, suffit pour faire tra-
verser impunément au propriétaire du chapeau les
endroits les plus malsains. Sans ajouter une foi
aveugle à ces récits, je ne saurais discuter l'utilité
de cet arbre dont la culture, pratiquée par le gou-
vernement, adoptée dans toute l'Afrique fran-
çaise, vient d'être essayée avec succès dans le sud
de l'Espagne et en Sicile. Grand, élancé, d'un
vert sombre, il sert d'ornement aux routes dont il
fait des allées et se propage de plus en plus en
Algérie. On prétend qu'en dehors de ses qualités
ébrifuges, il est propre aux travaux de charpente
et de charronnage.
A travers les feuilles des eucalyptus nous aper-
130 LA CÔTE BARRARESQUE
cevons la surface irisée du lac Fezzarah couverte de
flamants rouges et bleus. Au fond du tableau une
famille arabe, assise sous un bosquet, grelotte la
fièvre. On me dit, pour l'honneur de l'eucalyptus,
que ce sont des nomades qui passent.
Les mines d'Ain- Mokra sont d'une grande ri-
chesse. On expédie tous les ans en France plus de
1,000,000 de kilogrammes de fer. Toute la civilisa-
tion industrielle a été transportée ici pour servira
l'exploitation.
Une calèche louée à Bône nous attendait au pied
du puits principal, pour nous conduire à Jem-
mapes et à Philippeville. Nous suivons une vallée
quelque peu ondulée, couverte, encore en 1870, de
la plus riche, peut-être, des forêts de chêne-liège
de l'Afrique. Aujourd'hui cette forêt n'existe plus.
Un de ces incendies dont on ignore les causes, et
qui, en huit jours, déboisent toute une contrée, l'a
détruite en 1875. A peine aperçoit-on, de distance
en distance, des bosquets de ces arbres magnifiques,
dont l'écorce « fait pétiller le vin, » étant donné le
proverbe : « un bouchon bien tiré, rend le vin meil-
leur. » Toutefois le paysage n'est pas aride. La cul-
ture s'est emparée de cette terre, mise à nu par le
sinistre , et des champs d'orge et de froment ta-
pissent ces vallées jadis couvertes cle bois.
^emmapes , toute petite ville , très française,
est située au pied de l'Atlas, à la lisière d'une des
ET LE SAHARA. 131
plus grandes forêts de l'Algérie. A Bône, on parle
« manœuvres » ; à Tunis, « opérations financières » ;
ici on parle « lion ». L'horizon est couvert d'arbres,
d'arbustes, de broussailles, qui, groupés, tapissent
de verdure les ondulations des premiers contre-
forts de l'Atlas. Il semblerait qu'il n'y a pas de place
pour une aiguille au milieu de cette végétation en-
chevêtrée, et cependant Dieu a mis dans tous les
coins et recoins , laissés au règne animal par le
règne végétal, des bêtes fauves, qui chassées des
lieux cultivés, ont établi ici leur repaire. On entend,
la nuit, de la rue principale de Jemmapes, des jar-
dins « squarisés » du maire, les glapissements des
hyènes et des chacals ; et les rugissements de la
panthère et du lion réveillent les femmes des colons
jusque dans leurs demeures. Cette forêt, qui enferme
l'horizon de toutes parts, c'est le lieu des exploits
de la plupart des chasseurs émérites. Nous devons
la traverser pour nous rendre à Philippeville.
— Nous ne le verrons pas, dit le postillon. Tous
les voyageurs veulent le voir, mais il ne se montre
pas comme cela...
— Tous les voyageurs! Hum! dis-je. Une ren-
contre pareille ne manque cependant pas d'un cer-
tain danger.
— Danger!!! il n'y en a aucun. // fuit au claque-
ment du fouet.
Le lion c'est lui, et quoiqu'iV fuie au claquement
132 LA CÔTE BARBARESQUE
du fouet, tout le monde en parle avec respect :
Arabes, colons, postillons.
— Une nuit, raconte le postillon, je conduisais à
Philippeville un officier et sa femme, nouvellement
débarqués à Bône. La lune, clans son plein, éclai-
rait la route. Tout à coup l'officier dit : Regardez!
un veau! — Quel veau! m'écriai-je, c'est lui! — Il
était noir : couché, les pattes en avant, il nous regar-
dait en clignant des yeux. Je fis claquer le fouet. Il
se leva, et, sans se presser, disparut dans la forêt.
L'officier était agité, sa femme tremblait de peur.
Quand le lion fut hors de vue, l'officier se rejeta
dans le fond de la voiture. En approchant de Phi-
lippeville, il murmura : — Moi qui croyais que la
rencontre avec le lion était un des dangers de l'A-
frique ! Ce n'est que cela ! un lion !
Le postillon ajouta.
— Ah ! oui ! vas-y voir !
Je ne m'explique pas presque à présent ce « vas-
y voir. » Était-ce une protestation contre la placi-
dité du lion, ou une allusion à sa pusillanimité? La
légende d'ici veut que le lion soit poltron ; on pré-
tend qu'il suffit de crier très fort pour le forcer à
s'éloigner; il n'est dangereux que blessé. Les pos-
tillons traversent, sans la moindre appréhension,
les forêts infestées par les lions : les chevaux sen-
tant la présence du fauve à trois kilomètres de
distance, s'arrêtent, tremblent de tous leurs mem
ET LE SAHARA. 133
bres, refusent d'avancer, et finissent toujours, sti-
mulés par les coups, par reprendre leur course,
prouvant par leur obéissance qu'ils craignent plus
le fouet du postillon que la dent du roi des ani-
maux. Le lion sort souvent de nuit, se couche au
bord de la route, et regarde passer les diligences.
Les postillons prétendent qu'autrefois le bruit des
roues le faisait fuir. Aujourd'hui, il s'y est habitué,
paraît-il.
Il m'a été donné de me rendre compte comment
avait lieu une rencontre avec un lion. C'était dans
le district de Batna, pendant une nuit où la lune,
voilée de temps en temps par les nuages, ne perçait
l'obscurité que par intervalles. Revenant vers Gons-
tantine, nous avions loué toute la diligence et nous
sommeillions doucement, lorsque tout à coup nos
six chevaux se mirent à trembler si fort et avec
tant d'ensemble, qu'ils donnèrent au lourd véhicule
un mouvement insolite qui nous éveilla. Au même
moment la voiture s'arrêta net : le conducteur se
mit à jurer pendant que le postillon cinglait les
reins de nos coursiers de toute la force de son
bras. Je passai la tête à la portière en demandant
au conducteur de quoi il s'agissait.
— Ce n'est rien! me répondit-il. Les chevaux
sentent le lion.
— En vérité! criai-je, le lion!
— Oui! le lion!
8
434 LA CÔTE BARBÀRESQUE
— Vous dites cela tranquillement?
— Gomment voulez-vous que je le dise!
— Vous n'avez pas peur?
Il haussa les épaules. Cependant le postillon se
démenait sur le siège en mesurant à grand bruit,
de la lanière de son fouet, le dos des chevaux.
Légèrement ému, je me penchai pour explorer la
route, très noire à ce moment où de gros nuages
passaient au-dessus de nous. Le postillon m'a-
perçut et me touchant la tête du manche de son
fouet, dit :
— Tenez! regardez à gauche!
Au même instant, la lune réapparaissait. Je
suivis des yeux le manche de fouet, qui après avoir
quitté ma tête, était dirigé, dédaigneusement, ma
foi, vers un ravin que nous côtoyions. Sur la crête
du talus de ce ravin, je vis une grosse bête fauve,
couchée à la façon du chien et agitée par des
mouvements régulièrement convulsifs. La lune
donnait précisément sur la face du lion, qui eut un
rictus étrange. Cependant les chevaux, tremblants
et consternés, réunirent leur courage pour avancer
un peu; la voiture donna quelques tours de roue.
Le postillon, maugréant sourdement, faisait des
nœuds à son fouet pour en rendre la morsure plus
douloureuse.
Le lion se mit à agiter la queue, et nous enten-
dions distinctement , malgré le grincement des
ET LE SAHARA. 135
roues, le frou frou qu'elle produisait en remuant le
sable. Après avoir achevé sa besogne, le postillon
poussa un cri aigu et appliqua un coup de fouet
savant et collectif à tout son attelage. Gela se pas-
sait en présence du lion, dont chaque tour de roue
nous rapprochait davantage. Fous de douleur et de
peur à la fois, les chevaux enlevèrent la voiture
qui eut un énorme cahot, et nous passâmes, lancés
à pleine vitesse au bord du ravin, à deux mètres
du lion, qui se mit à cligner des yeux. Un instant
nos regards se croisèrent, et il me sembla lire
dans les gros yeux jaunes du fauve — qui me
rappelèrent, à ce moment, ceux d'un ami noc-
tambule, — l'expression d'une ironie débonnaire.
La diligence passa : le lion ne daigna pas faire
le moindre mouvement ; seule, sa queue conti-
nuait, en remuant le sable, à produire un bruit
léger.
Quand nous fûmes à quelque distance, le lion
tourna lentement la tète et nous suivit du regard.
Un nouveau nuage obscurcit la lune et nous le
fit perdre de vue. Cette scène, majestueuse dans sa
placidité, qui ne dura pas plus de cinq minutes,
me laissa cependant un souvenir ineffaçable. Je ne
pus toutefois pas m'empècher, en arrivant au relais,
d'observer au conducteur que l'attitude du lion
différait singulièrement de ce qu'on m'avait raconté
à ce sujet.
136 LV CÔTE BARBARESQUË
— On m'a maintes fois assuré , dis-je , que le
lion était difficile à voir parce qu'il s'éloigne au
bruit de la diligence.
— Autrefois, c'était en effet ainsi, répondit le
conducteur, mais il s'est habitué à nous.
— Vous ne le tirez donc jamais?
— Voici ce que je ne vous conseillerais pas de
faire, s'écria-t-il en me quittant.
On raconte à Jemmapes une anecdote piquante
dont le sujet est fourni par un lion.
Un jour les colons virent débarquer chez eux
un étranger, — Anglais, Chinois ou Russe —
connu en Europe par une opulence proverbiale.
— Blasé sur toutes les émotions, dit le Grésus
en descendant de diligence, je viens chasser le
lion et je veux chasser seul.
Pendant quinze jours l'étranger habita Jem-
mapes, questionnant tout le monde sur les us et
coutumes du roi des animaux, nettoyant ses fusils
— il en avait apporté six — perfectionnant la jus-
tesse de son tir, et écoutant la nuit, du seuil de
l'auberge, les rauques bruits de la forêt voisine.
Puis, un beau matin, il annonça aux populations
étonnées de son courage désintéressé, — si rare
chez un archi-millionnaire, — l'intention d'aller la
nuit même, et seul, attendre le lion dans un endroit
du bois où la présence du fauve venait d'être si-
gnalée par des Arabes envoyés à la découverte.
ET LE SAHARA. 137
A huit heures du soir, notre nabab, qui setait muni
d'un jeune chevreau, prit deux fusils, une ample
provision de cartouches et se dirigea vers la forêt.
Les méchantes langues de Jemmapes prétendent,
qu'à peine sorti du village, il se mit en devoir d'é-
trangler le chevreau.
Et voici ce qui se passa.
Le millionnaire, toujours seul, arriva à l'endroit
incliqué par les Arabes, choisit un arbre à ombrage
étendu, avisa une pierre aux environs, y appuya
ses fusils, dûment chargés, porta le cadavre du
chevreau à quelques centaines de pas, retourna à
l'arbre, s'y adossa et se mit à rêver.
Il songeait aux conversations qu'il avait eues
avec ses connaissances d'Afrique ; ceux à qui il
avait demandé des renseignements, depuis le gou-
verneur général jusqu'au drogmann, avaient vanté
la sécurité des forêts. « Il faut attendre le lion, pen-
dant de longues nuits, à l'affût, avant qu'il ne
daigne se montrer , » lui disait-on de toutes
parts.
Et de fait, la nuit était calme ; aux environs, les
glapissements et les cris, si perceptibles du village,
s'étaient tus : les animaux semblaient intimidés
par la présence de l'homme. Les savants, ceux à
qui le nabab avait donné des dîners, comme ceux à
qui il avait acheté des exemplaires de leurs livres,
répétaient à satiété que nul animal ne s'attaque à
8.
138 LA CÔTE BARBARESQUE
l'homme. Le nabab était content; seul au milieu
d'une forêt d'Algérie, le cœur ne lui battait pas,
et il n'avait pas peur, sûr d'ailleurs de ne courir
aucun danger.
Une heure se passa, puis deux ; le silence de la
nuit, devenu de plus en plus placide, rassura tout
à fait le chasseur qui s'assoupit. Un léger bruit le
reveilla et... il aperçut un énorme lion, dévorant le
chevreau à côté de la pierre aux fusils. kIl se mit
à grimper sur l'arbre, en murmurant :
— Gomment! il l'a traîné jusqu'ici! pourquoi?
Au bruit, le lion fit un bond, posa une de ses
pattes sur la pierre et se mit à rugir : le millionnaire
se cramponnait à ce moment à la branche à moitié
desséchée d'un chêne liège. La patte du lion, glis-
sant sur la pierre, frôla le chien d'un des fusils : le
coup partit ; la balle effleura le pantalon du chas-
seur, lui laboura la peau, et vint briser la branche
qui tomba en entraînant dans sa chute le malheu-
reux millionnaire évanoui : le lion épouvanté de
la détonation disparut dans le taillis. Le matin re-
trouva, à quelques pas du chevreau à moitié dévoré,
le chasseur sans mouvement à côté des fusils. Vers
midi, les Arabes inquiets d'une si longue absence,
le trouvant étendu, lui firent reprendre les esprits.
Ses premiers mots furent :
— Je l'avais mis très loin ! Pourquoi l'a-t-il traîné
jusqu'ici?
ET LE SAHARA. 439
Ces paroles révélèrent les intentions du Crésus,
qui voulait passer pour téméraire à bon marché,
persuadé que les forêts de l'Algérie étaient aussi
inoffensives que le. bois de Boulogne. C'était une
affaire.
Si on écoutait les commérages , la forêt de Phi-
lippeville fourmillerait de dangers. Il paraît que non
contente de receler des lions et des panthères —
bêtes dont je parlerai quand nous serons en Kabylie,
— elle a ses brigands. Un certain Bou-Gara tient
la montagne et jouit du don d'ubiquité : c'est un des
plus épouvantables bandits que la terre ait produit
depuis Fra Diavolo et Rinaldo Rinaldini. Non
content de détrousser les piétons isolés, il ose s'at-
taquer aux voitures , conduites même par des
bouchers. Le voisin de l'auberge où nous étions
descendus exerçait ce métier ; il me raconta l'acci-
dent dont il avait été victime.
— Un de mes confrères était dans ma voiture,
armé comme il convient de l'être quand on traverse
cette diabolique forêt : de mon côté j'avais un fusil et
deux revolvers. Nous étions déjà à mi-côte, quand
le taillis s'ouvre, un Arabe en sort, nous couche en
joue, tire, nous manque, pousse un juron formida-
ble, et se met à recharger son fusil. C'était Bou-
Gara.
Le boucher se taisant, je demandai :
— Et puis !...
14) LÀ CÔTE BARBARESQUE
— Dame ! j'ai fouetté le cheval, et nous descendî-
mes la côte sans tourner la tète. Nous étions déjà
au coude quand le fusil de Bou-Gara s'est trouvé
rechargé. Nous en fûmes quittes pour la peur. Vous
comprenez!... L'autre soir, une voiture que le
maire avait envoyée au Douar de la clairière est
revenue à vide... Le lendemain nous revîmes
le cocher^ contusionné, sanglant, volé... Il avait
rencontré Bou-Gara. Je ne voulais pas qu'il m'ar-
riva la même chose.
— Mais votre Arabe était seul... et vous... bien
armés, et encore bouchers.
— Seul! seul ! Il est soutenu par tous les Arabes
de la contrée.
Dix minutes après avoir quitté Jemmapes, nous
étions à notre tour au milieu de la redoutable forêt,
peu émus des cancans du village. Il est vrai qu'il
fait grand jour, et les lions sortent la nuit ; de plus,
des gendarmes, assis devant le cabaret du coin,
nous avaient appris que la mairie avait reçu l'avis
officiel de la présence de Bou-Gara sur la route de
Bône à Guelma, c'est-à-dire à plus de 60 kilo-
mètres de Jemmapes.
La voiture commence à monter le talus assez
escarpé d'une colline. Pour arriver à Philippeville,
il faut non seulement traverser la forêt, mais fran-
chir l'Atlas. A mesure que nous avançons, la végé-
ET LE SAHARA. 141
tation s'épaissit. Nos plantes de serre croissent ici
en liberté : cactus, aloës, génariums, youcas, len-
tisques, mimosas, fougères. Parfois le soleil devient
plus pale, on le dirait voilé par un nuage : une com-
pagnie d'étourneaux traverse la forêt. Il y en a des
millions ! des milliards ! Des perdreaux se prélas-
sent indolemment sous la feuillée ; des milans et
des éperviers tournoient dans l'air; souvent un ron-
flement sonore vibre au-dessus de nos tèles : c'est
le bourdon d'Afrique, gros comme un oiseau. De
temps en temps nous apercevons à travers les
feuilles, sur le versant d'une colline, une éclaircie
couverte de blé : au milieu, des tentes brunes et
noires, paraissant violettes aux rayons du soleil.
C'est un douar de nomades laboureurs. Leurs trou-
peaux paissent entre les arbres.
Le Grésus dont j'ai raconté l'histoire avait rai-
son. Les forêts d'Algérie respirent le calme et la
sécurité de nos bois d'Europe. Il est vrai que c'est
l'heure tranquille « où les lions vont boire ». Quoi
qu'il en soit, nous percions tout sentiment d'ap-
préhension : descendus de voiture, nous gravissons
la colline, ainsi que des enfants en vacances, cueil-
lant les fruits jaunes des arbousiers sauvages, pour-
suivant les papillons multicolores, respirant l'air
à pleins poumons, comme si les lions et Bou-Gara
n'existaient que dans l'imagination des voyageurs.
Soudain, le postillon, après avoir regardé le ciel,
142 * LA CÔTE BARBÀRESQUE
nous avertit de remonter. Il est quatre heures. La
forêt change de couleurs et de contours aux rayons
du soleil qui penche vers l'Occident.
Nous sommes au sommet de l'Atlas. La ver-
dure, fraîche tout à l'heure, prend des teintes
sombres ; les ombres des arbres deviennent plus
longues, plus fournies ; les rondelles de clarté qui
tremblottent entre les ombres des feuilles et qui
donnent tant de gaieté aux forêts , avaient disparu.
Des nuages nous arrivent du nord. De la voiture
où nous étions remontés, nous voyons les brous-
sailles des vallées de l'Atlas, s'assombrir ou s'éclai-
rer à mesure que les nuages cachaient ou décou-
vraient le soleil. Peu à peu toutes les cimes ver-
doyantes disparaissent sous une brume violette, de
ce violet qui fait songer à la mer. L'air s'obscurcit,
les nuages masquent l'horizon et la forêt naguère
si riante, devient lugubre. Les oiseaux font en-
tendre dans les arbres des cris plaintifs.
Tout à coup une rafale de vent agite les brous-
sailles. L'orage se transforme en averse. Sous
l'ondée qui fouette les chevaux et la calèche d'une
douche puissante, nous descendons le versant
occidental de F Atlas. Encore quelques minutes et
le soleil reparaît plus chaud et plus vivifiant que
tout à l'heure. La forêt se colore d'un rouge ardent :
il semble qu'une auréole de feu enveloppe les arbres,
les vallées, les tentes et les troupeaux. L'air dé-
ET LE SAHARA. 143
gagé d'eau devient limpide; l'œil pénètre facile-
ment jusqu'au fond des précipices — si on peut
appeler précipices, les ravins verts étalés à nos
pieds, — et on est étonné et quelque peu désillu-
sionné de l'aspect calme et gai de ces repaires de
fauves.
Au bas de la descente se trouve une vallée fertile
et cultivée : la route bien ferrée, ombragée d'une
allée d'Eucalyptus, côtoie des villages, des fermes,
des enclos, voire même des châteaux. Bientôt on
aperçoit à droite la ligne vague que l'horizon des-
sine quand il se confond avec la mer. La chaussée
se transforme en une rue large, bien éclairée.
Nous sommes à Philippeville.
Si Bône présente peu d'intérêt au voyageur,
Philippeville n'en a aucun : c'est une sous-préfecture
à garnison, — propre et monotone. L'unique attrait
de Philippeville, c'est sa position au fond de cette
baie de Stora redoutée des capitaines, dangereuse
aux navires , mais que nous voyons calme et
bleue, assoupie entre des collines rougeàtres cou-
vertes de végétation. On se croirait clans quelque
petit port du golfe Jouan. Philippeville se trouve,,
selon les assertions des archéologues, prouvées
suffisamment d'ailleurs par quelques ruines qu'on
découvre aux environs, sur l'emplacement de Rus-
ticade, ville dont parle peu l'histoire, mais qui pos-
sède dos annales épiscopales. Le musée, situé
144 LA CÔTE JURBAKESQUE
non loin du port, se glorifie de quelques antiquités
découvertes aux environs : une statue de l'empe-
reur Adrien, des fragments, des inscriptions.
Les guides assurent que les citernes du fort
d'Orléans, les villa Madelli, Retsler, etc., sont in-
téressantes à visiter. C'est inexact : il faut avoir
du temps à perdre pour se promener dans tous les
recoins des contrées qu'on visite. Les casernes,
les établissements de bienfaisance, en général les
édifices modernes sont ce qu'il y a de mieux à Phi-
lippeville.
Stora, ancien port ouvert aux Génois du temps
de Léon l'Africain, et qui a servi d'entrepôt aux
beys de Constantine, est dominé par un joli petit
village, situé sur une hauteur, en face de Philippe-
ville. On montre à Stora des citernes assez bien
conservées et une grande et belle voûte romaine
sous laquelle filtre une fontaine, alimentée par
l'oued Schaddi (ruisseau des singes), qui coule de
l'autre côté de la montagne. L'aqueduc restauré
par le génie français est devenu tunnel.
Après avoir passé la nuit dans une chambre de
l'hôtel d'Orient, imprégnée de chlore, — j'appris
dans la suite que c'était à cause de la variole noire
qui sévissait à notre passage, — nous nous rendons
à la gare du chemin de fer. Le trajet de Philippe-
ville à Constantine se fait en cinq heures. Au der-
nier moment, nous vîmes monter dans notre com-
ET LE SAHARA. 145
partiment un monsieur très bien mis, qui, après
nous avoir salués, dit pendant que le train se met-
tait en marche :
— 11 ne faudrait pas vous effrayer d'un déraille-
ment : cela arrive très fréquemment ; toutes les se-
maines à peu près. Nous allons à petite vitesse, il
n'y a aucun danger.
Voyant l'appréhension, très naturelle en pareil
cas, peinte sur nos visages :
— Oh! ne craignez rien, ajouta-t-il, je vous
parle en connaissance de cause. Je suis inspecteur
de la compagnie et je fais le trajet trois fois par
semaine. J'ai déraillé peut-être vingt fois, et vous
voyez que je me porte bien.
Malgré la preuve vivante du peu de gravité des
accidents, j'avoue que je n'étais pas à mon aise
pendant le trajet. Le chemin de fer de Philippeville
à Constantine est construit à peu de frais sur un
terrain très ondulé. En place des tunnels et des
terrains à niveau, on a employé le système des
courbes, dont plusieurs sont des plus hardies.
Parfois une des roues du wagon glisse sur les rails
pendant que l'autre est suspendue au-dessus du
vide, et quel vide! un précipice affreux!... Il est
vrai qu'on chemine très lentement. N'importe! Il
s'agit de choisir le terrain pour rendre un accident
absolument inoffensif : ensuite il faut définir le mot
inoffensif. Cet entrefilet d'un journal me revient
9
146 LA CÔTE BARBARESQUE
involontairement à l'esprit: « Sur la ligne X... acci-
dent sans importance. Le chauffeur et le mécanicien
comptent seuls parmi les victimes. »
Le paysage est aride et dépeuplé. A partir de la
station de Saf-Saf, la voie monte et descend des ma-
melons déserts. Peu à peu' la nuit tombe; tout à
coup, à notre gauche, nous voyons sur une éléva-
tion des centaines de becs de gaz, semblant attachés
à un lustre suspendu entre le ciel et la terre. Entre
nous et cet immense luminaire, un ravin large,
profond, noir, qu'il faut contourner pendant vingt
minutes, une roue sur le rail et l'autre dans le vide.
C'est le moment le plus émouvant du trajet. Un
dernier tunnel et nous voilà arrêtés en face de
Gonstantine.
VII
Constantine. — Le quartier arabe. — Le Rummel. —Les bazars.
— Le supplice des adultères. — Les cercles. — Le Dar-el-Bey.
— Le quartier de la prostitution. — Quelques mots de l'histoire
de Constantine. — Caractère des Arabes. — Leur haine pour
les Juifs. — Anecdote.
L'Orient reparait. La civilisation n'est pas
encore parvenue à défigurer Constantine. De l'hôtel
de Paris, élevé à quatre étages et situé place de la
Brèche, près des anciens remparts, on aperçoit le
marché, grouillant d'une population exclusivement
arabe. Le soleil, obscurci par le sable du désert,
chassé du Sahara par le vent, fait croire que Cons-
tantine est entouré d'un brouillard matinal. Le
burnous blanc adopté dans tout le Moghreb, et sur-
tout en Algérie, donne aux indigènes de cette partie
de l'Afrique un plus haut caractère d'originalité
que dans n'importe quel pays musulman. En
Egypte, la chemise bleue des fellahs rappelle trop
la blouse de nos ouvriers ; à Tunis, les haillons
sont multicolores ; ici, le même costume, d'une
sévérité quelque peu fantastique, est adopté par
J 48 LA CÔTE BARBARESQUE
tout le monde. Le burnous du pauvre est fait
d'un sorte de feutre grossier, les riches portent des
fins tissus de laine, mais riches et pauvres sont
vêtus de blanc, et ceignent leur tête, couverte d'un
turban également blanc, de la même corde de poil
de chameau. Nonchalamment couchés à terre, se
promenant gravement, ou gesticulant à outrance,
tous les Arabes, drapés de la même façon simple et
élégante dans leur large manteau, ressemblent à
des fantômes. Rarement une tache rouge apparaît
au milieu de cette foule blanche ; c'est un spahi,
indigène soumis et salarié, qui a adopté une sorte
d'uniforme français. Plus rarement encore on aper-
çoit" un officier traverser la place.
Gonstantine est une ville militaire et arabe. La
population civile y est insignifiante. Les rares
commerçants ou colons portant redingote, paraissent
comprendre que leur costume détonne et quittent
peu leur quartier, resserré dans un fort petit espace
au centre de la ville ; même dans la campagne,
les jours de fête, où la blancheur des burnous des
indigènes est agréablement agrémentée par les
oripeaux éclatants des juives, le costume européen
brille par son absence.
Gonstantine, entourée de tous côtés par un ravin
profond qui sert de lit au Rummel, a très peu d'é-
tendue. Une population de 50,000 habitants vit
dans un espace qui serait à peine suffisant, en Eu-
ET LE SAHARA. 149
rope, pour loger 10,000 individus. La principale
rue de Gonstantine — rue de France — traverse
la ville dans sa longueur (800 mètres à peu près),
de la place de la Brèche au pont du Rummel.
Européanisée du côté de la place, elle redevient
arabe à mesure qu'elle décline vers le pont. Une
sorte de place, où les diligences attendent devant
la poste les voyageurs retardataires, sert de ligne
de démarcation. Après cette place, les édifices n'ont
plus d'élévation, les boutiques deviennent des
niches ; on rentre en pleine Afrique. A quelques pas
de l'hôtel de Paris, qui commence la rue de France,
une rampe ornée d'un escalier primitif sans garde-
fou, conduit aux Bazars, en plein quartier indigène.
Entre cette rampe, la poste et la caserne principale,
se trouve la ville française, qui occupe 20,000 mè-
tres carrés tout au plus, et renferme les casernes,
la place du Dar-el-Bey, le boulevard du Midi, la ca-
thédrale, et le quartier commerçant. Le reste de la
ville a gardé un cachet oriental.
La partie principalement affectée au commerce,
est bondée de bazars et d'habitations d'ouvriers :
la partie occidentale est formée de deux quartiers
arabes, d'un quartier juif, et de l'enceinte réser-
vée à la prostitution. Le pont du Rummel, belle
construction moderne en pierres, à arcade, con-
duit à la gare. De ce point, l'aspect de Gonstantine
est aussi curieux de jour que de nuit. Les petites
450 LA CÔTE BARBARESQUE
maisons blanches des indigènes, seules construc-
tions qui se distinguent, sont perchées sans ordre
sur l'éminence ; parfois elles empiètent sur le
ravin, et suspendues dans le vide, font trembler
pour leurs habitants; deux ou trois groupes de
ces maisons sont tellement penchés sur le pré-
cipice qu'ils étonnent le regard. Si on se place
au milieu du pont du Rummel, un autre spectacle,
tout aussi saisissant , se déroule. On plonge de
l'œil jusqu'au fond d'un fossé naturel comme ja-
mais forteresse n'en a" possédé d'artificiel : on se
demande, en mesurant cette profondeur, comment
cette ville, si bien défendue, a pu être prise tant
de fois, surtout avant le perfectionnement de l'ar-
tillerie. Tout en admirant le courage et la persé-
vérance des Romains et des Français, on se prend
à réfléchir à la fragilité des précautions humaines.
Girta , bâtie sur un nid d'aigle, dans une position
naturelle peut-être unique au monde, pour défier
la puissance des Romains, a été une des citadelles
le plus souvent livrées aux horreurs de l'assaut»
Et cependant, en contemplant ces rochers à pic,
en écoutant le grondement de ces eaux bouillon-
nantes, très basses dans cette saison, mais présen-
tant en hiver une barrière quasi infranchissable,
on se prend à plaindre le soldat, qui, pour un mince
salaire et pour peu d'honneur, a lutté contre ces
obstacles pour donner à son souverain une page
ET LE SAHARA. 151
éclatante clans l'histoire. Voici une forteresse bâtie
par un révolté contre la puissance reconnue unique
de son vivant, détruite au prix du sang de milliers
d'individus, qui n'ont eu aucun intérêt direct au
maintien de cette puissance et qui ont travaillé pour
elle! Quelle mine de réflexions pour un philosophe
du xixe siècle, ce siècle basé sur l'intérêt.
Le Rummel n'est, en octobre, qu'un mince ruis-
seau qui filtre entre des pierres larges et polies
comme des dalles : au-dessous de nous, entre les
anfractuosités du roc, contrescarpes du fossé, on
distingue toutes sortes d'arbustes ': à mesure que le
ravin s'approfondit, la végétation change. Il y a,
entre la ville de Gonstantine et le fond du Rum-
mel, une différence de plusieurs degrés de tempé-
rature : les arbustes qui périclitent en haut, sont
exubérants en bas ; le ravin est couvert de verdure
pendant qu'il gèle dans la ville, et les habitants des
maisons juchées sur l'éminence , peuvent jouir, en
soufflant dans leurs doigts, de l'aspect de la flore
du tropique. De temps en temps un aigle traverse
le précipice en passant d'une grotte à l'autre,
des corbeaux planent dans l'air, des oiseaux de
proie remplissent l'espace entre les deux rives, et
frôlent cle leurs ailes les fondations des maisons,
dont les hôtes ont ainsi à leurs pieds un spectacle,
que nous sommes forcés de chercher au-dessus de
nos têtes. C'est réellement une chose unique que
452 LA CÔTE BARBARESQUE
cette ville aérienne suspendue au-dessus d'un pré-
cipice, qui voit la vie des airs au-dessous d'elle.
La descente n'est pas difficile. Un sentier étroit,
commode, mais fréquenté seulement par de rares
touristes, conduit jusqu'au lit du ruisseau. Nos
pas font lever à tout moment des animaux ; ici,
un lièvre, plus loin un lapin, un blaireau; des
chouettes effrayées se blottissent sous les brous-
sailles. En revanche, une fois arrivé au fond, on
ne voit que le ciel : à peine quelques maisons de
Gonstantine empiètent-elles sur le ravin, tellement
à pic, que le reste de la ville est invisible. Le
fond du ravin est abrupt et sauvage. Un bouc
broute le long du talus du sentier, des chèvres
grimpent sur le rocher : pas un passant ; oiseaux de
nuit, chacals et belettes ; cependant on se trouve
dans le sous-sol d'une ville de 50,000 habitants, et
on pourrait tenir une conversation avec l'habitant
de n'importe quelle maison. Il faut, pour remonter,
traverser le Rummel, chose aisée à cette époque
de l'année ; le torrent filtre entre les pierres, en
formant de temps à autre des flaques d'eau qu'on
saute à pieds joints. Le sentier, qui sert de prolon-
gation à celui que nous avons pris pour descendre,
débouche au boulevard du Midi, principale artère
de Gonstantine, après la rue de France. La partie
sud, grâce aux constructions de ce boulevard, s'est
revêtue d'un certain cachet européen. Des maisons
ET LE SAHARA. 153
bien alignées — habitées pour la plupart par des
officiers supérieurs, — forment- une seule rangée qui
aboutit à la grande caserne. De la terrasse de cette
caserne on découvre une immense étendue de ter-
rain aride : des mamelons dégarnis de verdure se
succèdent sans interruption : c'est la préface du dé-
sert : le sable rougeâtre qui, clans le lointain, res-
semble à un brouillard épais, ajoute à la mélancolie
de ce point de vue.
A côté de la caserne on montre l'endroit réservé,
au temps de la domination musulmane, au supplice
des femmes adultères. Une planche perpétuellement
basculante était jadis là en permanence, oscillant
toujours, plus longue cependant du côté de la ville
que du précipice. Quand une femme avait failli, on la
faisait coudre dans un sac, que le bourreau prenait
sur son épaule et posait délicatement à l'endroit de la
planche qui se trouvait juste au-dessus du mur, son
point d'appui. La planche penchait du coté du pré-
cipice, le sac glissait, et tout était dit. Le rôle du
bourreau se bornait à empêcher la planche de suivre
le sac. Le lendemain, aigles et corbeaux s'assem-
blaient en nombre de ce côté du ravin. Aujourd'hui
encore, — quoique, comme on le pense bien, ces
exécutions aient cessé — c'est le côté sud du ravin
qui est hanté par le plus grand nombre d'oiseaux
de proie. Affaire d'habitude , peut-être !
La ville européenne n'est pas longue à visiter ;
9.
154 LA CÔTE BARBARESQUE
une petite ruelle relie la caserne à la place du Dar-
el-Bey, devenue square et promenade publique.
De la place à la rue de France, il n'y a qu'un pas.
Deux grands cafés, le cercle des officiers, la cathé-
drale, de belles boutiques, et enfin le palais du
général commandant, — Dar-el-Bey — ornent la
place et lui donnent un fort bel aspect.
Le Dar-el-Bey (demeure du bey) édifice de pur
style arabe, extérieurement plutôt laid que beau,
garde son caractère pour charmer celui qui pé-
nètre à l'intérieur ; une grande cour remplie, à
l'instar d'une serre, d'arbustes rares, conduit à une
galerie circulaire — ou plutôt carrée — sur laquelle
donnent les appartements du général commandant
la division. Les vastes pièces, sans être meublées
selon les exigences du confort européen, sont bien
appropriées à vie algérienne. La salle de réception,
souvent ensanglantée par des exécutions, a con-
servé la balustrade qui servait jadis à séparer le
magistrat suprême de ses justiciables. Au pied de
cette balustrade se tenait le chaouch (bourreau)
et les dalles du parvis ont vu des têtes rouler sur
leur surface glissante. Ces traditions sanguinaires
ont été, dit-on, continuées par le général Négrier,
un des premiers chefs militaires de la province de
Gonstantine. Elles servent naturellement de lé-
gende : le général Carteret qui commande la divi-
sion n'a plus de chaouch attaché à sa personne.
ET LE SAHARA. 155
Toutefois le Dar-el-Bey n'a rien perdu de son ori-
ginalité, augmentée encore par la présence d'un
spahi toujours de garde à la porte principale, sous
une guérite, dont son burnous rouge rehausse
l'aspect prosaïque.
Le cercle des officiers, vaste bâtiment européen,
élevé à un étage, sert de café à tous les militaires
sans exception : le premier étage possède une bi-
bliothèque et un salon de conversation. Tout cela
confortable, bien installé. La cathédrale, ancienne
mosquée, très peu ornementée, est vaste et claire;
les boutiques et les cafés de la place et des rues
du quartier européen sont tenus à la mode fran-
çaise.
On pénètre dans la ville indigène par les bazars,
qui ressemblent à ceux de Tunis, sans être aussi
bien fournis de marchandises. La principale in-
dustrie arabe consiste dans le travail des cuirs :
les babouches et les sachets de Gonstantine sont
aussi réputés dans le Moghreb que les tarbouches
de Tunis. On trouve ici des étoffes, de belles armes,
des bijoux en filigrane. Les bazars d'Orient, fouillis
de petites masures percées de trous qui servent de
boutiques, se ressemblent tous ; quand on en a dé-
crit un, il est inutile de parler des autres.
Gonstantine est restée en dehors de la civilisa-
tion au point de posséder un quartier juif. C'est un
cloaque plus nauséabond, plus puant et plus infect
156 LA CÔTE BARBARESQUE
encore, si c'est possible, que celui de Tunis, où les
Israélites se confinent volontairement par une sorte
d'obséquiosité naturelle.
La ville européenne, les- bazars et le quartier
juif, forment la moitié du cercle régulier auquel la
rue de France sert de diamètre ; l'autre moitié est
occupée par la ville arabe et le quartier abandonné
à la prostitution.
En retournant à l'hôtel, nous montons un esca-
lier monumental, de la hauteur démesurée duquel
notre fatigue nous fait apercevoir. L'hôtel de Paris
est un des meilleurs de l'Afrique, mais il devrait
bien actionner son architecte pour lui avoir bâti un
premier où on ne peut arriver qu'après avoir gravi
175 marches. J'ai remarqué que la façon d'édifier
les maisons à l'européenne ne concorde pas avec
le sol africain. Aussi bien en Algérie qu'à Tunis ou
en Egypte, je n'ai guère vu d'édifice à la Hauss-
mann qui ne soit défectueux. Je crois que la façon
de vivre des hommes est subordonnée aux condi-
tions climatériques et que la nourriture, les vête-
ments, les maisons en usage chez nous, peuvent,
aussi difficilement que la religion et les mœurs, être
appropriés à un autre continent.
Avec la nuit tombée, nous sentons l'humidité qui
pénètre jusque dans notre chambre. Constantine
jouit d'un climat relativement froid : c'est la seule
des trois métropoles de l'Algérie où ou parle de
! ^^
Les femmes de celte étrange Iribu des Ouled-Naïls.. . — Page 157.
ET LE SAHARA. 457
fluxions de poitrine, maladies inconnues partout
ailleurs.
Ma qualité de voyageur, me donnant un certain
droit de pousser la curiosité jusqu'à l'indiscrétion,
m'enhardit à prier quelques officiers, dont je venais
de faire connaissance au cercle, de me conduire de
nuit au quartier de la prostitution, une des curiosi-
tés de Constantine. On y pénètre par une ruelle en
pente qui se trouve en face de la rue de France
et qui aboutit à une sorte d'arcade, faite de deux
maisons se rejoignant en une galerie ouverte,
formée de leurs toits réunis par une charpente.
Sous cette galerie, des Arabes nonchalamment
étendus fument du haschisch et plongent un œil
atone dans un dédale de ruelles remplies de fdles
de joie de toutes les races connues. La Parisienne
et l'Anglaise, déclassées, même dans laprostilution,
aux robes souillées, aux visages dissimulés sous
une triple couche de fard ; des Allemandes, épaves
des compagnies de musiciens qui vont chercher
fortune en Afrique; des Espagnoles, des Maltaises,
à peine reconnaissables à leurs costumes, mais
presque aussi brunes de peau que les femmes mau-
resques ou juives. L'Afrique du Sud, elle aussi, a
envoyé des échantillons de ses races à cette foire de
la prostitution. Dans un coin sombre, accroupies
au seuil de leur niche, quelques femmes de cette
étrange tribu des Ouled-Naïls, que j'ai eu l'occasion
lo8 LA CÔTE BARBARESQUE
d'étudier plus tard à Biskra, agitent avec un bruit
argentin le quadruple collier d'or passé à leur cou
et qui représente leur dot, le jour, où, rentrées
dans leur tribu , elles redeviennent épouses et
mères au prix de leur virginité vendue. Presque
blanches, très jolies, avec des yeux de gazelle et
des dents de perie, elles semblent chastes, même
dans ce milieu. Venues du fond du Sahara, desti-
nées à servir aux plaisirs des hommes de toutes les
nations , sans pouvoir même échanger une pa-
role (1) avec ceux dont elles reçoivent les caresses,
elles sont étrangères à ce qui les entoure. Plus loin,
des Kabyles, aux yeux de feu, à la peau brune,
vêtues d'une chemise bleue, pieds nus, les ongles
peints avec du henné ; encore plus loin, des femmes
nomades du désert, des négresses du Soudan, de
Tombouctou. Tout cela crie, chante, boit, circule
sous les yeux hébétés des fumeurs d'opium. La
rue ressemble à un carrefour clos de murs ; à droite
et à gauche des fenêtres étroites, grillées, à tra-
vers lesquelles on aperçoit une pièce vaste, sans
plancher ni meubles; un réchaud au milieu, des
nattes sur des bancs circulaires ; c'est le salon.
Chacun de ces salons recèle plusieurs femmes, de-
bout, assises, couchées, buvant, fumant, dormant,
vaquant à leurs occupations sous l'œil des prome-
(1) Les Ouled-Naïls parlent un patois arabe presque incompré-
hensible.
ET LE SAHARA. 159
neurs. Quand un homme applique son visage à la
^ucarne, pas une femme ne bouge ; il faut, pour
attirer leur attention, entrer chez elles. Celles qui
se promènent sont chargées d'être gracieuses ; les
autres se contentent d'attendre les visiteurs.
Au premier abord, on est très étonné de trouver
dans une ville française ce laisser-aller, cette faci-
lité accordée au vice ; mais, en y réfléchissant un
peu, on se voit obligé de rendre justice à la sage
tolérance de l'administration. En effet, Gonstantine
est, je crois, la ville du littoral qui possède le plus
de femmes prostituées. Sur 50,000 habitants, on
compte 15,000 fdles publiques , presque le tiers de
la population ; et cependant, ce n'est certaine-
ment pas la ville la plus licencieuse de l'Orient.
L'hypocrisie turque s'élève sévèrement contre l'ex-
hibition du vice en dehors de l'enceinte du harem.
Toute ville ottomane est plongée, de nuit, dans un
repos menteur. Dans les maisons, l'orgie hurle
étouffée par les murailles, d'autant plus affreuse
qu'elle n'a pas de témoins : les plus honteux
excès s'y font naturellement. Ici, l'arène est libre
aux effluves du tempérament africain. Le plaisir
autorisé par les lois humaines s'y étale au grand
jour. A quelques exceptions près, personne n'en
cherche d'autre, et les Arabes de Constantine
sont les musulmans les plus moraux peut-être, si
on envisage la morale à notre point de vue. C'est
160 LA CÔTE BARBARESQUE
tellement vrai qu'ils sont pour cette cause mé-
prisés par leurs coreligionnaires.
— C'est une race abâtardie, me disait un Égyp-
tien. Ils vous ont tout pris, même vos mœurs, et
ils ont tout perdu de ce qui leur était propre, même
leurs passions.
Il ne faudrait toutefois pas croire que ces bazars
de la prostitution sont inconnus autre part qu'à
Gonstantine. Toutes les villes d'Afrique, depuis
le Nil jusqu'à l'Océan, en possèdent de semblables,
mais ils ne font pas, comme ici, partie intégrale
de la vie sociale et n'ont pas cet aspect civilisé qui
permet au voyageur de les visiter, sinon sans dé-
goût, du moins sans danger. Gonstantine est peut-
être la seule ville de l'Afrique où la prostitution soit
franchement acceptée par la population et où on ne
lui demande pas de se revêtir d'une robe d'emprunt,
comme en Egypte, où, par un acte de pudeur
étrange, on donne le nom de danseuses à des filles
publiques (ghavassis).
Le fondateur de Girta est resté inconnu. Dans
tous les cas, c'est une forteresse construite par
les Numides, après la chute de Garthage, dans
la prévision d'une prochaine attaque des Romains.
Officiellement Syphax fut le premier qui en fit sa
capitale. Massinissa, Micipsa, Asdrubhal et Juba
l'habitèrent : enfin les Romains en firent le chef-lieu
ET LE SAHARA. 161
delà Numidie, sous le nom de Cirta Julia, en l'hon-
neur de César. Depuis ce moment jusqu'au ive siè-
cle, époque où son nom est mêlé, comme celui de
presque toutes les grandes villes de l'Empire, aux
disputes des Césars et des Augustes, Cirta n'est
plus mentionnée dans l'histoire. En 315 environ,
occupée et habitée par Flav. Constantin, elle reçut
le nom de Conslantine, qu'elle a gardé depuis,
même sous la domination arabe (Ksartina). Après
avoir résisté à l'invasion des Vandales, elle fut en-
levée à l'Empire par l'émir Okba-ben-Nafi. La do-
mination arabe des Hafzides et des Mirinides (rois
de Bougie ou de Tunis) dura, — presque toujours
nominale, car la situation de Constantine la ren-
dait facilement indépendante — jusqu'à Kheir-Ed-
Dinn-Barberousse. Au commencement du xvie siè-
cle, Constantine fut soumise aux Turcs. Ceux-ci
permirent aux Arabes vaincus de se choisir un gou-
verneur (kaïd), qui devait se reconnaître vassal du
pacha d'Alger. Le titre de kaïd fut remplacé par
celui de bey, au moment où des fonctionnaires
turcs furent installés à la tète du gouvernement,
en place des chefs arabes librement élus. Les beys
de Constantine, nommés par le pacha d'Alger et
révocables par lui, avaient droit de vie et de mort
sur leurs administrés et jouissaient- d'un pouvoir
absolu, mais ne pouvaient, sans l'assentiment de
leur suzerain , changer les lois , ou déclarer la
462 LÀ CÔTE BARBARESQUE
guerre. La sujétion des beys de Constantine à ceux
d'Alger était réelle. Tous les trois ans, ils étaient
obligés de se rendre en personne chez le pacha
et d'y envoyer tous les ans leur premier ministre
chargé d'apporter des présents de la part de son
maître et de réclamer le caftan d'honneur, signe
officiel de satisfaction , reçu à Constantine par de
grandes réjouissances. Très souvent le caftan
d'honneur était remplacé par le fatal lacet, et
nombre de beys de Constantine périrent de cette
façon. Toutefois l'administration turque était si
mal organisée qu'il arrivait fréquemment que des
beys de Constantine restaient pendant quelques
années au pouvoir, malgré les ordres d'Alger.
A l'intérieur, le pouvoir du bey était contreba-
lancé par celui des cheïcks-ul-islam, dignité de-
venue héréditaire dans la famille Ben-Lefgoun.
Cette famille , très riche et très puissante, sut se
maintenir au pinacle pendant trois siècles, en se
réservant la suprématie religieuse et abandonnant
complètement toute ingérence dans les affaires
civiles, exemple que le clergé aurait dû suivre
partout. Il est en effet curieux de constater combien
l'esprit de conduite de cette famille a su inspirer
de respect. Jamais, au moment des plus grands
cataclysmes comme sous le règne des despotes les
plus cruels — qui ne manquent pas aux annales de
l'histoire de Constantine — aucun de ses membres
ET LE SAHARA. 163
n'a eu à souffrir, non seulement la mort, mais la
moindre vexation. Cependant les Ben-Lefgoun ont
toujours veillé à la stricte observation des principes
de l'Islam et ils étaient prêts à remettre clans le
droit chemin ceux qui s'en écartaient, sans en
excepter les beys.
Parmi ces derniers, despotes révocables, plutôt
gouverneurs que souverains, on compte très peu
d'hommes remarquables. Depuisl607 jusqu'à 1837,
quarante-quatre beys se sont succédés. Les moins
insignifiants sont : Djaffarh, qui, le premier, croit-
on, troqua son titre de kaïd contre celui de bey;
Mohammecl-ben-Ferhat, tué sous les murs de Bône ;
Dali, choisi par la milice turque, dont l'omnipotence
ne date que de ce jour ; Ali-Kodja, remarquable
par une belle défense contre le bey de Tunis, pen-
dant laquelle il fut tué dans une sortie ; Relian-
Hussein, vainqueur des Tunisiens ; Hassan-ben-
Hussein, son fils, qui songea à installer clans le
beylick une administration régulière ; Sabah, le
plus éclairé et le moins cruel de tous. Le peu de
civilisation dont jouissait Constantine au moment
de la conquête était due à ce bey, qui régnait en
1770. Cependant les canaux, les routes et les tra-
vaux exécutés par Sabah éveillèrent la méfiance du
pacha d'Alger, qui, le soupçonnant de rêver d'in-
dépendance, le fit étrangler après une bataille que
le bey de Constantine, averti des dispositions hos-
164 LA CÔTE BARBAKESQUE
tiles du pacha, livra à son suzerain sous les murs
de la ville.
Depuis Sabah jusqu'à Hadji-Ahmed, la plupart
des beys ne régnèrent que fort peu de temps et
furent presque tous étranglés par ordre des deys
d'Alger: Moustapha-ben-Sliman,pour avoir chassé
les Français de la Galle sur les plaintes de Jean Bon
Saint-André, consul à Alger; Abd'Allah-ben-Ismaël,
pour avoir protesté contre la livraison de la Galle
aux Anglais; Ahmed-Chaouch, sorte de monstre
sanguinaire, pour avoir rêvé la conquête d'Al-
ger, etc., etc. Les seuls princes dont l'histoire
repose l'esprit dans ce dédale d'atrocités sont :
Ahmed-ben-Ali et Mohammed-Hamnan, tous deux
étranglés. Quand on songe que ces deux beys ont
été précédés par Ahmed-Chaouch (le bourreau),
surnommé Dra-ho-bey (bey de son bras), et suivis de
Mohammed-Tchahour, le sanglant, et de Moham-
med-ben-Chattabia (le père de la pioche, ainsi
nommé parce qu'il faisait couper les tètes avec des
pioches) ; que les uns étaient étranglés pour avoir
dépassé les bornes de la cruauté possible, les autres
pour ne pas avoir été assez cruels, on détourne la
tête de ce tissu d'horreurs. Hadji-Ahmed, à qui la
France victorieuse accorda une large hospitalité à
Alger, ne le cédait en rien à ses prédécesseurs.
C'était peut-être un des pires tyrans de cette suc-
cession de tyrans : unissant la perfidie à la cruauté,
l.T LE SAHARA 165
il voulut persuader au dey Hussein, vaincu, de
venir chercher un asile à Gonstantine. Le dey aima
mieux se confier à la loyauté de la France. Ceux
de sa famille qui se laissèrent leurrer par les pro-
testations hypocrites d'Ahmed, lurent obligés de
sortir de Gonstantine presque aussitôt après leur
entrée, dépouillés de leur avoir. Si les sujets d'Ah-
med se défendirent avec tant de vaillance contre
les Français, c'était par fanatisme religieux, et non
par amour pour leur souverain. Quelques années
après la conquête, des Arabes de distinction
ne se gênaient pas de l'avouer à leurs nouveaux
maîtres.
Celui qui voit un Arabe saluer avec humilité
l'Européen qu'il rencontre sur son passage ,et se
confondre en protestations obséquieuses auprès de
tout officier, se fait généralement une appréciation
très inexacte du caractère des indigènes de l'Al-
gérie. On a souvent dit que les Arabes étaient
lâches, poltrons et traîtres. Rien de plus faux. Je
ne crois pas qu'il existe des hommes soumis à un
jeu régulier d'institutions administratives, qui aient
plus que les Arabes le mépris de la mort. S'ils
sont dominés par les Européens, et cette domina-
tion est indiscutable, c'est par crainte de la pro-
cédure, de la prison, des amendes, par avarice et
amour de la liberté et non par peur de la souf-
france ou de la mort.
166 LÀ CÔTE BARBARESQUE
Voici un fait qui me fut raconté à Constantine,
par un officier supérieur.
Malgré la suprématie politique récemment accor-
dée aux juifs, les Arabes n'ont pas voulu démordre
du mépris traditionnel qu'ils ont voué à cette race.
La mort d'un juif est un fait si simple que beau-
coup d'indigènes, pas encore bien au fait de nos
lois, n'admettent pas qu'ils puissent être châtiés
pour cela.
Dans un village du canton de Sétif, Mohammed-
ben-X, avait assassiné un juif, avec des circon-
stances d'une barbarie révoltante, pour lui reprendre
le prix d'une vente faite quelques heures aupara-
tante. Mohammed fut condamné, par le conseil de
guerre de Gonstantine, à être fusillé. Il écouta la
sentence avec calme, puis, invité à parler, il dit
au président :
— Pourquoi me fais-tu mourir? Parce que j'ai
tué un juif! Tu ne feras accroire à personne que
c'est de la justice !
Pour un indigène, le conseil de guerre ou le
tribunal se résument dans le président, qui, selon
ses idées, est omnipotent.
Or, comme les assassinats sont devenus d'une
fréquence telle dans la province de Constantine
que les rôles des assises et des conseils de guerre
ne présentent que des affaires de meurtre et de
pillage, il a été décidé, pour faire cesser cet état
ET LE SAHARA. 167
de choses et épouvanter les populations, de pro-
céder aux exécutions capitales sur les lieux mêmes
des crimes. A cet effet, un des officiers, membre
du conseil de guerre qui a condamné le coupable,
est forcé de le conduire, chargé de chaînes, au vil-
lage où il a commis son meurtre. On rassemble la
population sur la place, et, après avoir lu la sen-
tence, on l'exécute en présence du village réuni.
Les officiers n'aiment guère ces corvées qui les
obligent à surveiller un homme enchaîné, avec
deux gendarmes pour toute escorte et le condamné
pour toute compagnie.
Un des officiers supérieurs dont j'avais fait con-
naissance au cercle, revenait précisément d'accom-
pagner, dans un village situé sur la route de Sétif à
Bougie, ce Mohammed-Ben-X., qui, après avoir
assassiné et volé un juif, était étonné de se voir con-
damné. Pour arriver au village, il faut prendre une
route militaire praticable pendant labelle saison, mais
que les pluies torrentielles de l'hiver rendent des
plus périlleuses. L'officier supérieur, assis sur une
charrette à côté de l'indigène enchaîné, était escorté
par deux gendarmes. Tout alla bien jusqu'à un en-
droit distant de dix kilomètres du lieu de l'exécution,
où la route longe un précipice à pic. Une averse
surpritle convoi juste à cet endroit : dans l'espace
de quelques minutes, la terre détrempée commença
à fléchir sous les roues. Bientôt on reconnut l'im-
168 LA CÔTE BARBARESQUE
possibilité d'avancer davantage. La route n'était
praticable que pour des piétons. Les gendarmes
descendirent de cheval : le convoi s'arrêta.
« A ce moment, raconta l'officier, je me trouvai
« fort embarrassé. Impossible de tramer le prison-
« nier, enchaîné par les pieds et les mains ; il me
« répugnait de lui brûler la cervelle, et cependant
« je ne prévoyais pas d'autre solution, à moins de
« transiger par humanité avec mon devoir, et de
« lui laisser la clé des champs. L'une et l'autre
« alternatives étaient peu agréables, d'autant plus
« que je prévoyais le moment du rapport. Tout
« indécis, j'appelai mes gendarmes pour former
« une sorte de conseil. Les gendarmes, gent peu
« philanthrope en Afrique, me proposèrent de le
« lâcher et cle lui tirer dessus au moment où il
« allait s'enfuir. J'allais, de guerre lasse, adopter
« cette combinaison, et je faisais mes dernières
« objections, lorsque lé prisonnier m'appela :
« — Sidi ! me dit-il en souriant, je suis per-
« suadé que tu paries cle moi ?
« — Oui ! répondis-je, et je ne sais qu'en faire !
« — C'est bien simple, cependant! Fais-moi dé-
« ferrer, je le suivrai à pied.
c — Tu me suivras ?
« — Oui !
« — A ton village ?
c - - Oui ! puisque nous y allons.
ET LE SAHARA. 169
« — Tu sais ce qui t'y attend?
« Il haussa les épaules.
« — Certes ! je serai fusillé !
« — Et tu iras volontiers au supplice ?
« — Volontiers ! non ! mais puisqu'il n'y a pas
« moyen de faire autrement... Vous m'avez con-
« damné injustement, et vous en répondrez devant
« Allah... Moi... je dois mourir! J'aime mieux cela
« que de moisir dans vos prisons.
« Je trouvai cette proposition si étrange, que je
« voulus en faire l'expérience. Dans la situation où
« je me trouvais, je ne risquais au fond que peu
« de chose.
« Je fis déferrer mon prisonnier, qui se mit à che-
« miner à côté de nous sans la moindre velléité de
« fuite. Mes gendarmes n'en revenaient pas. Pour
« traverser quelques passages étroits , nous étions
« obligés de suivre la file indienne ; le condamné, qui
« connaissait admirablement le pays, nous servit de
« guide, parlant et agissant comme si chaque pas
« qu'il faisait ne le rapprochait pas de la mort. Nous
« arrivâmes ainsi au village, conduits par notre pri-
« sonnier. Ma foi, je vous avoue que ce courage sloï-
« que m'impressionna et que je ne pus m'empôcher
« de demander sa grâce à Alger. Il fallait un exem-
« pie et on refusa. J'assistai à l'exécution les larmes
« aux yeux ; Mohammed mourut en souriant ; il y
« avait dans son sourire une ironie étrange; il ne me
10
170 LA CÔTE BARBARESQUE
« quitta pas du regard jusqu'au dernier moment. Je
« ne suis pas tendre : cependant ce regard calme,
■« voilé, sans haine ni bravade, me poursuivra long-
« temps encore. »
Et l'officier ajouta avec un soupir :
— Nous avons parfois de "drôles de corvées en
Afrique. •
Il y a de l'enfant clans l'Arabe : mais c'est un
enfant fier, indépendant, rongeant le frein du profes-
seur trop sévère et surtout trop méticuleux, à son
sens. Jamais l'Oriental ne se fera à notre procédure.
L'esprit de la justice est inné dans lui. Il ne com-
prend pas qu'on puisse avoir tort et raison à la fois,
et rien n'offusque autant son bon sens naturel que,
par exemple, un verdict de ce genre rendu par un
de nos tribunaux :
« Attendu que M. X n'a pas tort, mais que M. Y
« a raison, le tribunal déboute M. X de sa de-
« mande, mais^ condamne M. Y aux dépens. »
De là une horreur invincible de notre procédure.
L'idée d'être obligé de déposer une provision pour
avoir le droit de plaider une cause qui lui paraît
juste, est rebelle à son esprit. Il aimerait cent fois
mieux donner de l'argent à un juge, même au cas
où son procès lui paraîtrait imperdable, que de le
dépenser en papier timbré, honoraires d'avoués ou
d'avocats. Il ne croit pas avoir besoin d'intermé-
diaire : chaque phrase prononcée par un avocat
ET LE SAHARA. 171
sonne faux à son oreille, et il n'est jamais complè-
tement satisfait du résultat final, son procès fût-il
cent fois gagné. Un Arabe déféré aux tribunaux fait
d'avance dans son idée le sacrifice de sa fortune et
de sa vie. Il va à l'audience comme un bœuf à l'a-
battoir. La procédure de nos tribunaux échappe
totalement à son intelligence. Il se résigne à son
sort, mais la façon dont on distribue la justice, c'est
ce qui lui pèse le plus dans le joug de l'étranger.
Comme je l'expliquerai dans une autre partie de
cet ouvrage, l'Algérie est régie administrativement
de deux façons différentes. Il y a des cercles sou-
mis au régime militaire, d'autres au régime civil.
Les militaires laissent aux cheicks et aux kaïcls le
droit de trancher les questions litigieuses entre indi-
gènes. Le gouvernement civil, institué dans des
cantons^ réputés plus tranquilles, assimile tout le
monde aux mêmes lois.
Dans les pays soumis au régime civil, nous avons
cru remarquer que la haine contre les conquérants
est plus ardente, plus féroce, quoique plus sourde.
Il ne faut pas se le dissimuler d'ailleurs , les
Arabes ne nous aiment pas, et les officiers, au cou-
rant des affaires indigènes, ne cessent de répéter
ces paroles :
— Ils ne vivent que pour une seule idée, trans-
mise de génération en génération : c'est de nous
jeter à la mer.
VIII
Départ de Constantine. — Les diligences.— La nuit. — Le Me-
dr'asen. — Les Tournants. — Balna. — Lambessa. — La
diligence. — El-Kantra. — El-Outaïa. — Le désert.
A sept heures du soir, nous fûmes avertis qu'il
fallait partir. Les voitures publiques circulent de
préférence la nuit, pour permettre, nous dit-on,
aux hommes d'affaires de vaquer sans interrup-
tions à leurs occupations journalières. Ceci me
donne la plus haute idée de la constitution physique
des hommes d'affaires africains.
Grande, moyenne ou petite, la diligence algérienne
représente à l'extérieur une caisse à comparti-
ments, élevée sur des roues monumentales, close
avec force précautions du côté de la portière barri-
cadée comme une porte de prison, ouverte à tous
les vents des autres côtés : par les fissures du bois;
par les vitres brisées ; par les croisées, qu'un homme,
fût-il Hercule ou Robert Houdin, ne saurait faire
jouer dans leurs rainures. A l'intérieur, les ban-
quettes sont recouvertes de coussins dont je ne
saurais définir la substance. Ce n'est certes ni du
crin, ni de la paille, ni de la plume, et je sais
10.
174 LA CÔTE BARRARESQUE
trop ce que je dois au lecteur pour insinuer que ce
sont des pois chiches. En laissant à d'autres plus
consciencieux le soin d'analyser ces coussins —
opération qui, vu les myriades de puces qui y sont
nichées, nécessite un certain courage — je m'appe-
santirai sur un inconvénient que je n'ai rencontré
qu'en Algérie. Les chevaux, nourris d'orge, exha-
lent des miasmes nauséabonds; les Arabes, qui
voyagent beaucoup en diligence, sentent tous le
musc. Or, je ne connais rien de plus écœurant que
l'odeur du vieux musc mêlée à celle que vous
envoient, par bouffées et à tout moment, les huit
chevaux attelés à la voiture.
Il pleut à verse : la nuit est noire. La voiture
longe la rue de France, traverse le pont et côtoie le
ravin du Rummel. Les feux de la ville, visibles de
la vallée de Bou-Merzoug dans laquelle nous nous
engageons, se confondent peu à peu avec la brume.
Bientôt la tiare étincelante de Constantine disparaît
complètement et nous voilà au milieu d'un paysage
désolé, avec des montagnes noires à gauche, et une
plaine grise à droite. Parfois le lourd véhicule
côtoie en se dandinant un ravin profond, sinis-
tre, rocailleux que l'absence totale de garde-fous
nous permet de sonder à loisir. Tout à coup une
étincelle jaillit sur la route et, à cent pas, il nous
paraît qu'elle se dédouble. Ce n'est plus deux, c'est
trois, six, huit étincelles qui se croisent, fuient, s
ET LE SAHARA. 47<
poursuivent, allant de la route au ravin et du ravin
à la route. Les hyènes et les chacals, attirés parle
mauvais temps, rôdent autour de la diligence.
Au sortir de Gonstantine, nous avions, à la lueur
des lanternes, aperçu quelques arbres dresser leurs
branches flexibles au-dessus du fossé et agiter
leurs feuillages presque au ras du sol, à côté des
buis sauvages qui bordent le chemin. Arbres et
buissons étaient disparus, et c'est au milieu d'une
obscurité rayée par la pluie, rendue plus noire en-
core par l'absence de contours du paysage, que nous
arrivons au Khroub, bourg indigène de 1,000 ha-
bitants , adossé à un petit village européen au
milieu duquel nous nous arrêtons pour relayer.
Quelques maisons blanches sans étage, une église,
une place encombrée de chariots recouverts de
toile, voici ce que nous voyons comme dans un rêve,
car les chevaux sont attelés en un tour de main et
nous roulons plus loin.
Je dirai ici un mot des villages de colons clans
cette partie de l'Algérie, pour ne plus avoir à y re-
venir. Tous sont bâtis sur le même modèle, et qui
en a vu un peut s'abstenir de regarder les autres.
Sur la route de Gonstantine, Batna, Sétif et Bordj
Bou Arridj , la plupart des relais sont placés dans
des villages qui ne présentent aucun intérêt au tou-
riste.
Trois minutes après, nous nous retrouvons au
176 LA CÔTE BARBARESUUE
milieu du désert ; les yeux des fauves disparus aux
approches du Kroub scintillent de nouveau. A ce
moment un rayon de lune réussit à percer l'épais
rideau de nuages, et nous apercevons, sortant du
ravin que nous côtoyons toujours, de grandes om-
bres blanches et noires, pareilles à des spectres en
deuil. Ce sont des nomades retardataires ; ils rega-
gnent leur campement, traînant leur chameaux après
eux. Si le burnous blanc des Arabes nous permet de
les distinguer, il n'en est pas demême des chameaux .
On les^vine en voyant quelque chose de sombre
se mouvoir dans l'obscurité. Sans nous en douter,
nous avions déjà rencontré beaucoup de nomades
entre Gonstantine et le Kroub. On me dit que nous
en rencontrerons d'autres plus loin, l'automne étant
le moment de leur passage. Sans l'indiscrétion
commise par la lune, il nous eût été impossible d'a-
percevoir nos compagnons de voyage, car hommes
et bètes cheminent dans le plus profond silence.
La lune, entrevue un instant, se voile derechef; l'a-
verse se transforme en déluge : le froid devient de
plus en plus vif : on monte un des plus hauts plateaux
de rAllas. Nous nous enveloppons dans nos burnous
pour dormir, reconnaissant inutile toute tentative de
voir. Nous avons retenu l'intérieur de la diligence,
ce qui nous permet de nous étendre. Malgré les
inconvénients dont je parlerai en temps et lieu, je
recommande aux touristes ce mode de locomotion.
ET LE SAHARA. 177
La voiture publique arrive presque toujours à des-
tination : les voleurs arabes ne poussent jamais la
hardiesse jusqu'à l'attaquer. Les conducteurs con-
naissent très bien le chemin et si on n'y jouit pas
de tout le confort désirable, on y est bien moins mal
que dans les machines fantastiques décorées, à Gons-
tantine, à Batna et à Sétif, du nom de voitures
particulières.
Engourdis par le froid, trempés par la pluie qui
pénétrait par mille ouvertures dans l'intérieur de la
diligence , accablés sous un sommeil léthargique
plutôt qu'endormis, nous traversons les relais : 1° de
Montebello, village de récente création, situé à
4 kilomètres de Kroub ; 2° d'Ain-Moret; 3° des Chats;
la route commence à longer des lacs salés, qui sont
des renfoncements de terrain au fond desquels on
trouve quelques gisements de sel, mais qui res-
semblent à tout, excepté à des lacs ; et 4° Ain-
Yacoub où l'on s'arrête pour visiter le Médr'asen,
monument de forme conique en pierres de taille :
espèce de pyramide ronde bâtie en dehors de toute
règle architecturale (ce en quoi, d'ailleurs, consiste
sa principale curiorité) et qui ne rappelle aucune
construction connue, si ce n'est le tombeau de la
Chrétienne que l'on voit près de Blidah. C'est un
gros cylindre, servant de base à un tronc en cône
obtus, évidé intérieurement en quart de cercle, et
formant une corniche que supporte un rang d'une
178 LA CÔTE BARBABESQUE
cinquantaine de colonnes. Ni inscriptions, ni bas-
reliefs, de la pierre nue. On montre à mi-hauteur
une étroite ouverture d'où on peut apercevoir un
escalier intérieur, ce qui a fait supposer que le
Médr'asen était un cénotaphe. Les .uns prétendent
que c'est le tombeau de Siphax, d'autres l'attribuent
à Aradion, tué par Probus, d'autres enfin, et j'a-
voue que je me range à leur avis, considèrent le
Médr'asen comme le monument funéraire des rois
numides, successeurs de Missinissa.
Il n'est nul besoin d'être archéologue pour recon-
naître l'art architectural romain, une fois qu'on a
visité quelques ruines. Or, si le Médr'asen a quel-
que ressemblance vague, c'est avec les pyramides.
L'Egypte est le pays d'Afrique par excellence.
Quoique très difficiles, les communications par voie
de terre à travers l'Afrique septentrionale, ont
existé toujours comme elles existent aujourd'hui.
Le Sahara, obstacle invincible pour les conquérants,
a toujours été une route fréquentée par les indi-
gènes. Si, depuis la chute de Garthage, le nom romain
était craint et respecté en Afrique, le manque de
communications avec l'Italie, à ce moment où la
navigation était dans son enfance, rendait les rela-
tions entre les provinces et la métropole très difficul-
tueuses. Les Numides et les Mauritaniens n'ont ja-
mais été latinisés : tout s'y opposait d'ailleurs, le
climat, les mœurs et le génie des habitants. Les rois.
ET LE SAHARA. 179
numides cherchaient la sanction de leur domination
à Rome, mais ils n'avaient pas pour cela adopté
les idées de leurs protecteurs. Nous en voyons un
autre exemple parmi les chefs indigènes inféodés à
la France. Tout en réclamant à Paris l'investiture
du gouvernement, ils ne changent pas pour cela
d'usages, de coutumes ni de manière de voir.
Les ruines romaines comparées aux établis-
sements français font faire les réflexions suivantes
aux indigènes :
— Déjà les nommes d'Occident sont venus chez
nous ; ils ont bâti leurs maisons; les hommes de la
tente les en ont chassés, et il n'en reste que des rui-
nes. Ce sera la même chose avec les Français : ils
construisent, mais le temps viendra où la tente de
l'Arabe recevra l'ombre des ruines de leurs édifices.
L'Europe et l'Afrique ne sauraient vivre de la
même existence. La religion musulmane répandue
en Orient avec la rapidité de l'éclair, n'a pu fran-
chir la Méditerranée, comme la religion chrétienne
ne pourra jamais s'implanter en afrique. Les mœurs
sont identiques dans tout l'Orient arabe. Le Hadji
qui se meut à son aise entre la Mecque et Oran, se
trouvera dépaysé à quelques lieues de la côte, à
Port-Mahon, à Malte, ou à Panteleria, sur une terre
européenne.
Les costumes, les habitations, la nourriture,
principales conditions de la vie des hommes, se-
180 LA CÔTE BARBARESQUE
ront toujours adaptés au climat, à la configuration
géographique du pays, et suivront l'impulsion d'une
tradition orale.
C'est tellement vrai qu'un architecte parisien,
tout en admirant la mosquée d'Omar ou une pa-
gode de l'Inde, n'aura jamais la pensée de construire
à Paris un monument public sur ce modèle : il sait
qu'il froisserait les idées artistiques du plus grand
nombre. Le même fait se présente en Afrique. Les
villes comme Paris, Londres, Berlin, sont incon-
nues clans le désert, tandis que les noms du Caire,
de Bagdad ou de Tunis resplendissent aux yeux
des Arabes de toute l'auréole du merveilleux.
L'Arabe, revenu de Paris, s'exprime sur la capi-
tale du monde civilisé , avec le même enthou-
siasme qu'un voyageur français met à parler du
Caire.
— Que c'est beau l'Orient, disons-nous. Quel
coloris ! Quel ciel !
. Nous aimons l'Orient pour le visiter, non pour
l'habiter. Les Arabes apprécient Paris de la même
façon désintéressée. Or, de temps immémorial,
les Arabes du désert n'ont pas modifié leur exis-
tence errante et contemplative. Les voyageurs
loquaces, les conteurs ont été toujours en honneur
parmi eux. Le Sahara, domaine des cavaliers nu-
mides, comme il est de nos jours le domaine des
Arabes (nomades), touche à l'Egypte. Il y a peu
ET LE SAHARA. 181
de monuments plus propres que les Pyramides à
frapper une imagination primitive. Un homme,
habitué au néant, vivant sous la tente, ne peut que
garder une impression profonde de ces colosses do
marbre, cénotaphes des rois d'un pays fertile, limi-
trophe du désert. Pourquoi ne pas supposer que
Micipsa, par exemple, qui, fort de la protection de
Rome, régna tranquillement 27 années, n'ait pas
songé, sur la foi des paroles de ces conteurs de-
venue voix publique, a se construire un monument
funéraire, faible et inexacte copie des Pyramides,
mais suffisante pour frapper l'imagination de ses
sujets. Si l'on songe que nul peuple, à l'exception
des Romains et des Français , n'est parvenu à
asseoir clans ces parages une domination aussi
bien établie que celle des rois, successeurs de Massi-
nissa; que la construction d'un monument pareil
dépassait de beaucoup les moyens de Probus alors
qu'il n'était pas encore empereur; que les tom-
beaux d'Afrique depuis le Maroc jusqu'aux Pyra-
mides ont un air de famille (comme d'ailleurs nos
tombeaux ressemblent à ceux des Romains), on
peut considérer la version du Medr'asen, céno-
taphe des rois numides, comme la plus rapprochée
de la vérité. Je suis allé en Algérie après avoir
visité l'Egypte, et je trouve que le Medr'asen est
une imitation mesquine , sinon grotesque , des
Pyramides.
11
182 LA CÔTE BAHBARESQUE
Quoi qu'il en soit, si l'aspect du Medr'asen vaut
le voyage, il ne compense pas l'horrible nuit que
Ton passe à l'hôtel du Tournant, cinquième relai de
Constantine à Batna.
De quelque façon qu'on s'y prenne avec les
diligences algériennes, il faut toujours voyager de
nuit. Le jour commençait à poindre lorsque tnous
nous retrouvâmes dans la diligence de Batna, vingt-
quatre heures après notre départ de Constantine.
La route s'engage dans la vallée de l'Oued el
Harrar à 1,000 mètres au-dessus du niveau de la
mer. A travers les vitres couvertes d'une buée gla-
ciale nous voyons des rochers noirs comme de l'encre
se dresser des deux côtés du chemin. Certes, on ne
se croirait pas en Afrique, sur la route de Batna,
à six heures du matin. Des flaques d'eau , de cette
eau triste, noirâtre, dernier vestige d'une pluie de
novembre ; la neige sur les sommets des montagnes,
qui, vu l'élévation où nous nous trouvons, ne pa-
raissent pas très hautes ; un ciel noir, une terre
aride, des rochers noirs, pas un arbre , pas une
feuille, pas une herbe. C'est au milieu de ce paysage
morose que nous faisons les 40 kilomètres qui nous
séparent de Batna, dont nous franchissons l'en-
ceinte vers dix heures du matin.
Rien n'est plus triste que l'arrivée à Batna par
une pluvieuse matinée de novembre. La ville fran-
çaise, circonscrite dans une muraille peu élevée est
ET LK SAHARA. • 183
en gros ce qu'étaient en petit les villages de colons
que nous avons traversés. Une église, une place,
quelques rues formées de maisons sans étages, une
caserne inachevée. On commence à voir les traces
de l'insurrection de 1871. Déjà sur la route, nous
avons aperçu des ruines qui n'avaient rien de ro-
main. En ville , nous remarquons des décombres
qu'on n'a pas encore eu le temps d'enlever.
Dieu vous garde de vous trouver à Batna en
même temps qu'un général, un colonel ou tout autre
voyageur aisé. L'hôtel de Paris, unique hôtel de
la ville, possède un appartement réservé de droit
au premier arrivé et dont nous jouirons à notre re-
tour. Cette l'ois, le major anglais Edde, en mission
en Algérie, venu de la veille, occupe l'appartement
par droit d'aînesse. On nous donna des chambres
sans fenêtres, avec des portes vitrées sans vitres,
une cloison sans planches, un plafond sans plâtre,
un plancher avec des trous.
Il est à remarquer qu'en Algérie, plus le climat
est froid (le climat de Batna n'est guère plus chaud
que celui de Paris), plus mal on bâtit les maisons.
(A Sétif, où les hivers se rapprochent des hivers
russes , des portes vitrées séparent seules les
chambres d'une cour carrée ouverte à tous les
vents.) Après une bonne heure passée à étendre
nos plaids au-dessus des portes, à boucher des
trous avec de vieux journaux, elc. etc., précau-
184 . LÀ CÔTE RAKBUIESQUE
lion indispensable pour la nuit , nous allons à la
recherche d'une voiture qui consente à nous trans-
porter à Lambessa, éloigné de Batna de dix kilo-
mètres à peine. Ce n'était pas chose aisée que de
trouver ce que nous cherchions. Batna possède
trois voitures — à l'exception de la diligence, bien
entendu — un cabriolet à trois places, garanti de
deux côtés par un morceau de cuir, un cabriolet à
deux places, garanti d'un côté par un chiffon en
toile, et un cabriolet à une place , pas garanti du
tout.
Nous commençâmes par refuser énergiquement
le cabriolet à trois places que l'on nous mon-
tra d'abord, et sans nous arrêter au sourire du
propriétaire, nous allâmes plus loin, mais nous
apprîmes à nos dépens que l'impatience est la
mère de tous les maux, car il nous fallut, l'oreille
basse, revenir au bienheureux cabriolet, ce qui
nous coûta quelque argent et beaucoup d'humi-
liation. La pluie continuait à tomber, et cette
excursion qui nous souriait tant à Gonstantine ap-
paraissait à nos yeux sous d'autres couleurs.
La route de Batna à Lambessa traverse une
vallée aride encaissée entre deux chaînes de mon-
tagnes. Bientôt la pluie se change en grêle à laquelle
succède un chasse-neige épouvantable; après avoir
erré pendant deux heures au milieu de la campa-
gne couverte des débris de la ville romaine, dont il
ET LE SAHARA. 1^0
nous est impossible de distinguer la moindre pierre,
nous sommes forcés de revenir à Batna, sans avoir
rien vu qu'un arc gigantesque et quelques tombeaux
pareils à ceux de la via Appia. Il me serait facile,
si je ne m'étais pas engagé a être scrupuleusement
véridique, de faire comme beaucoup de mes con-
frères et de parler de Lambessa, après avoir com-
pulsé quelques ouvrages et quelques guides. J'aime
mieux avouer franchement que je n'ai pas vu cette
ville, une des plus intéressantes cependant de l'Al-
gérie.
Il faut bien se convaincre que les communications
ne sont ni faciles ni régulières entre le Tell et le
Sahara, et si on ne veut pas ajouter aux autres in-
convénients du voyage celui de ne pas arriver, il
devient nécessaire de prendre des renseignements
partout et chez tout le monde, sans crainte d'être
indiscret. Le plus ou moins de difficultés que l'on
éprouve dépend de tant de raisons diverses, qu'on
ne peut et on ne doit pas croire aveuglément le
premier interrogé. Un colonel qui, voyageant à
cheval et avec une escorte, aura traversé l'Atlas au
printemps, vous dira que le chemin est délicieux.
Un commis voyageur, entassé avec dix Arabes dans
la diligence par une nuit de novembre, vous épou-
vantera par ses récits exagérés. Tel homme est
timide et vantard ; il parlera des lions comme d'un
danger : tel autre, habitué à risquer tous les jours
186 LA CÔTE BAR1MRESQUE
son existence, vous empêchera d'emporter vos
armes, etc., etc. Il faut écouter, faire son profit de
ce que l'on entend, sans croire personne.
Le trajet de Batna à Biskra est praticable
presque toute l'année : en revanche, s'il n'est que
désagréable pendant la belle saison, en automne et
en hiver il présente un certain danger par suite
du noctambulisme des diligences.
Biskra est desservi régulièrement trois fois
la semaine par deux voitures : le courrier et la
diligence. Le courrier est un cabriolet à quatre
places, découvert et livré à toutes les intempé-
ries, qu'il faut être fou pour prendre en hiver,
et qui ne sert généralement qu'au transport des
indigènes.
Un domestique vint nous avertir à deux heures
du matin que la diligence n'attendait que nous,
puis il me tira par la manche le long d'un corri-
dor obscur, et après nous avoir, de cette façon,
extrait de l'hôtel, il nous abandonna au milieu d'une
rue plus noire encore que le corridor.
La pluie continuait froide, fine, pénétrante, une
vraie pluie de novembre; comme le gaz est à Batna
aussi inconnu que le pavé, nous voilà barbottant
dans la boue. Le garçon de l'hôtel, mû, probable-
ment, par un sentiment de camaraderie envers nos
gens et de conservation^ à l'égard de nos effets,
avait déjà disparu entraînant Nataf et la femme
ET LE SAHARA. 187
de chambre, et nous laissant à la garde de Dieu.
Après quelques minutes employées à nous
orienter, nous distinguons à quelques mètres un
objet blanc qui tranche sur l'obscurité.
A mesure que nous en approchons, nous consta-
tons que cet objet est placé au milieu de la place
de l'église, qu'il vacille sur sa base; puis nous
reconnaissons que c'est une voiture chargée à
deux fois sa hauteur et lourdement enfoncée dans
la boue. Sur un côté, nous parvenons à déchiffrer :
Batna-Biskra. — Plus de doute, voici l'instrument
du supplice. C'est avec effroi que nous contemplons
la machine disloquée, branlante, penchée sur le
côté comme un corbillard au retour du cimetière.
Après avoir rassasié notre vue de l'aspect de la
voiture, nous cherchons les chevaux... absence com-
plète... puis... suivant le même genre d'idées... le
bureau de la diligence... absence aussi complète :
solitude, néant et silence. Enfin, nos yeux commen-
çant à s'habituer à l'obscurité, nous découvrons
dans une encoignure extérieure de l'église , Nataf
et la femme de chambre, assis mélancoliquement
sur nos sacs entassés dans la fange. Se voyant dé-
couvert, Nataf m'apprit que le garçon, après avoir
reclamé et obtenu son pourboire, était allé se re-
coucher. Je me mets à invectiver Nataf pour lui
apprendre son métier de guide : mon imbécile bre-
douille sur le même ton stoïquement obstiné :
188 IA CÔTE BARBAKESQUE
(•< Vous avez raison. » Alors un Arabe qui sommeil-
lait par terre confondu avec la boue, se dresse
comme un fantôme et se met à nous considérer.
— Où est le bureau de la diligence de Biskra?
demandai-je.
Après la pause, obligatoire pour tout Arabe entre
une question et la réponse, l'indigène qui, heureu-
sement pour moi, comprenait le français, dit :
— Tu vas à Biskra?
Je savais que les Arabes répondent toujours à
une question par une autre, et afin de me mettre au
niveau de mon interlocuteur, je repartis :
— Nous allons partir bientôt, n'est-ce pas?
L'Arabe sourit de ce sourire tranquillement iro-
nique qui a le privilège d'exaspérer tout Européen
novice, et répondit :
— Bientôt... oui... au point du jour.
Le jour se lève à cinq heures. Je me récriai :
— Impossible! Le départ est fixé à deux heures !
— C'est pour apprendre l'exactitude aux voya-
geurs!...
— Plaît-il?
— D'ailleurs M. Henri repose encore.
Ne pouvant croire à une aussi triste réalité, je
soupçonnai l'indigène de s'amuser à mes dépens.
— Tu appartiens au bureau de la diligence?
demandai-je d'un ton sévère.
ET LE SAHARA.
189
— Je suis gardien.
— Alors conduis-nous à la salle d'attente.
— La salle!... quoi?...
— D'attente !
Il rit.
— Attends ici. Quand il sera reposé, il viendra
et ouvrira le bureau.
— Qui?... il?... (Je crus qu'il parlait du lion.)
— M. Henri !
— Ah ! il repose ! Va l'éveiller tout de suite
Comme il ne bougeait pas, je le secouai en
criant :
— Je connais toutes les autorités ! Entends-,
tu! coquin, obéis-moi — ou sinon!...
Mon Arabe s'éloigna en secouant la tète. Pour
qui connaît tant soit peu les indigènes, il était clair
que, pour être aussi dédaigneux, il fallait que le
gardien fût sûr de son fait. Sa fuite me donna à
réfléchir : la réflexion pousse à la conciliation :
l'Arabe s'éloignait de plus en plus": je descendis de
la conciliation à la supplication.
— Voyons, mon ami, reviens ! (Il s'arrêta.) Je
t'en prie (Il se retourna.) Oui! toi ! (Il resta debout
au milieu de la place.) Ecoute ! Il est impossible
qu'on fasse de ces farces aux voyageurs inof-
fensifs.
Il haussait les épaules, ne comprenant rien à mes
doléances.
11.
190 LA CÔTE BÂRBARESQUE
Les Arabes sont ainsi faits : pour eux l'attente
n'est pas une souffrance ; les intempéries ne trou-
blent pas l'harmonie de leur humeur; le confort
leur est absolument inconnu.
— Qu'as-tu, Sidi? demanda-t-il en se rappro-
chant.
— C'est honteux ! indigne ! faire poser ainsi
les voyageurs qui ont payé leurs places?
— Ecoute-moi, à ton tour. Il est dit : « Respecte
celui dont tu as besoin... » Or, la diligence n'a
pas besoin de toi pour se rendre à Biskra... tandis
que tu ne peux faire autrement que de t'en servir!
Attends !
L'Arabe se recoucha dans la fange, me laissant
muet, sinon convaincu. Un point lumineux brilla à
ce moment derrière l'église et une lanterne portée
par un homme de haute taille s'approcha de nous.
La lanterne dirigée par l'homme se mit à se ba-
lancer au-dessous de nos visages en éclairant la
figure rubiconde de son porteur qui murmurait :
— Chien de métier! Les autres dorment! Toi!
Va-t'en te disloquer les os sur des chemins d'enfer !
Complètement maté, je soulevai mon chapeau
en demandant de ma voix la plus doucereuse :
— Monsieur est le postillon ?
— Qui diable d'autre se promènerait par un
temps pareil et à pareille heure? Chien de mé-
tier, va !
ET LE SAHARA. 191
Je ne pus m'empêcher de faire remarquer au pos-
tillon que ce n'était pas mon métier de coucher dans
la boue.
— S'il vous plaît de courir les grandes routes,
à qui la faute? grommela-t-il en s'éloignant.
Une demi-heure s'écoula pendant laquelle deux
Arabes, sortis on ne sait d'où, se couchèrent philo-
sophiquement dans la boue à mes côtés, sans le
moindre signe de mécontentement. Tout à coup,
au moment où le crépuscule commençait à poindre,
un Français, un Batnassien, fit son apparition en
criant à tue-téte :
— Gepenclard de Henri dort encore! Qui est-ce
qui m'a fichu un paresseux pareil ?
Je demandai timidement :
— Qu'est-ce que M. Henri?
— Le directeur, parbleu ! On ne peut partir sans
lui, et comme le drôle aime le lit, il nous arrive,
surtout en hiver, de quitter Batna à huit heures.
Ah ! si j'étais le gouvernement !
A ce moment, un homme emmitouflé dans un
large paletot surgit à l'angle de la rue. Tous les
yeux se tournèrent vers lui : les Arabes se soule-
vèrent avec respect, le Batnassien courut à sa ren-
contre, la main tendue. Je reconnus à cet accueil
le tant désiré M. Henri qui s'avança majestueuse-
ment vers la baraque servant de bureau à la dili-
gence, et, après avoir tiré une clef de sa poche, fit
192 LA CÔTE BARBARESQUE
jouer la serrure tout en disant avec bonhomie, à
la ronde :
— Hein ! nous allons donc partir, mes enfants !
Rien ne débilite l'âme comme l'attente en vovasje :
toute ma colère s'était évanouie à l'aspect de
M. Henri. Je me levai et m'avançai avec les
signes extérieurs prescrits dans le manuel de la
courtoisie.
M. Henri eut trois gestes. Le premier, protec-
teur, s'adressant à moi, m'ordonnait d'attendre ; le
second, bienveillant, indiquait à ma femme l'entrée
du bureau; le troisième, impérieux, enjoignait à
l'Arabe gardien d'activer le départ. 'Pendant que
ma femme, obéissante, passait le seuil de la baraque,
que le gardien envoyait à l'écurie chercher les
chevaux, et au cabaret chercher le postillon, tout en
s'occupant de faire l'appel nominal des Arabes de la
banquette (cérémonie indispensable à tout départ),
j'eus avec M. Henri la conversation suivante :
M. Quand partirons-nous?
L. Tout de suite.
M. La route est bonne?
L. De Batna au premier relai, oui !
M. Et après?
L. Hum ! hum!
M. Mauvaise ?
L. Pas précisément ! Il n'y a pas de route.
M. Ah!
ET LE SAHARA. i CM
L. Dame ! la saison est avancée !
M. Qu'y-a-t-il?Des trous?
L. Des ravins! des précipices.
J'ai une horreur instinctive de tout ce qui est
vide, y compris les imbéciles. Je frissonnai.
M. On longe des précipices?
L. On passe dedans.
M. Dedans ! ! Et on passe?
L. Quand il n'a pas plu! oui !
M. Et s'il a plu?
L. Dame !...
M. Les accidents sont fréquents?
L. Non ! on reste en route ! voilà tout !
M; Vivant ou mort?
L. La diligence arrive toujours !
M. Mais les voyageurs ?
Était-ce par pitié ou par espièglerie (j'ai remarqué
que les Algériens aiment à épouvanter les voya-
geurs), M. Henri se tourna vers le postillon qui
venait d'apparaître au seuil, et sans me répondre,
cria :
— Allons ! vite ! vite ! nous sommes en retard !
sacrebleu !
Le postillon, si rogue naguère avec moi, s'inclina
humblement devant M. Henri, sans songer à lui
faire remarquer que le retard était de son fait.
L'aspect de cet homme donna un autre courant à
mes idées et je repris mon interrogatoire.
194 LA CÔTE BABBARESQUE
— Le conducteur est bon cocher?...
— Jérôme!... excellent... Depuis dix ans qu'il
fait le trajet il n'a versé que six fois : deux fois au
col de Sfa... il faisait un temps aussi mauvais
qu'aujourd'hui... une fois...
— Qu'arrive-t-il quand on verse ?
— Ce qui arrive quand on verse?... La voiture
est brisée, la compagnie en est pour son argent, le
courrier est en retard, nous recevons notre galop...
— Mais les voyageurs ?. . .
— Je n'en sais rien! moi... Je n'y étais pas!
Demandez à Jérôme.
Et ennuyé, probablement de mes questions,
M. Henri me demanda mon billet. Quand il eut lu
mon nom et appris que j'avais retenu l'intérieur,
il dit d'un ton plus affable, mais tout aussi protec-
teur :
— Je vais vous recommander au postillon
Aussi bien, dit-il sous forme d'aparté en se levant,
il faut être prince pour tenir tant à sa peau.
11 paraît que les Batnassiens , colons, employés
ou indigènes, tiennent médiocrement à leur peau ;
je le comprends à la rigueur, Batna n'est pas abso-
lument un séjour de délices. M. Henri revint
accompagné du postillon.
— Jérôme, dit-il, je te recommande monsieur,
Sois bon pour lui, donne-lui les renseignements
qu'il te demandera; il te paiera la goutte.
ET LE SAHAHA. 19o
— Bon! bon! gronda Jérôme, pourvu qu'il ne
bavarde pas trop : la journée sera rude.
La présentation faite, M. Henri crut de son de-
voir de m'éclairer davantage sur le compte de mon
nouveau protecteur.
— Surtout, ne le faites pas trop boire ! dit-il,
son camarade Isidore est moins bon cocher que lui.
Le gardien cria :
— Mustapha Ben Omar? Abd el Kader ! pré-
sents... Bien ! en voiture ! en voiture !
Au même instant, une main me poussa dans
l'intérieur de la voiture pendant qu'une voix insi-
nuante murmurait à mon oreille :
— Nous verrons comment vous vous conduirez !
La diligence s ébranla presque aussitôt. Le jour
se levait incertain, pluvieux : on voyait à peine
son reflet sur la route. Aussitôt après avoir franchi
l'enceinte de Batna, la voiture s'arrêta et Isidore
apparut à la portière en se grattant la tète.
— Le cabaret de la Poule noire , dit -il. Le
relai est long, il fait froid : le temps de boire un
verre.
Je lui tendis quarante sous en demandant :
— Mauvaise route ! Hein !
— Jusqu'au premier relai la route est ferrée.
Après, je ne dis pas.
Je voulus continuer la conversation, mais déjà
Isidore avait sifflé d'une façon particulière. Je vis
196 LA CÔTE BARBARESQUE
le cocher Jérôme dégringoler du siège en deux
temps et les postillons s'engouffrèrent sous la voûte
du cabaret de la Poule noire. Cinq minutes après,
nous repartons. De gros nuages interceptent la
vue des cimes des montagnes. Le paysage est
triste ; ni arbres , ni habitations : du sable brun et
des rochers noirs. Tout à coup nous sentons une
secousse effroyable. Nous quittons la route ferrée
suivie pendant six kilomètres. Dans la boue pro-
fonde, les chevaux avancent péniblement : les ca-
hots deviennent de plus en plus forts. La voiture
penche, tantôt d'un côté , tantôt d'un autre. Gela
dure une heure : nous roulons à travers champs en
vue de la route ferrée que nous eût oyons sans nous
en servir.
Après une heure de trajet, nouvel arrêt, nouveau
cabaret , nouveau sifflement. Jérôme et Isidore
disparaissent : c'est le Français de la banquette
qui paye la goutte. Isidore sort en s'essuyant la
bouche.
— Nous ne suivons pas la route ferrée ? deman-
dais-je.
— Non!
— Longtemps encore?
— Jusqu'au relai.
Bah ! la route ferrée de Batnaest donc un chemin
d'un nouveau genre : on le contemple platoni*
quement sans le fouler.
ET LE SAHARA. 197
— Pourquoi cela? demanclai-je.
— La caillasse nouvelle fatigue les chevaux et
détériore les roues de la diligence.
— Mais elle ne bouleverse pas les intestins des
voyageurs!
Isidore répondit avec dédain :
— Peuli ! les voyageurs !
Après El Biar (c'est le nom du village où fleurit le
cabaret), nous longeons des ruines romaines et nous
entrons clans le bassin intérieur de r'dirs (lacs),
après avoir quitte le bassin méditerranéen. Le
paysage ne change pas pour cela, et reste aussi
tristement solitaire, encaissé qu'il est entre deux
chaînes de montagnes d'un noir d'encre. Nous ne
voyons ni lacs , ni déclivités : en haut de l'Atlas
on passe d'un bassin à l'autre sans s'en aperce-
voir. Après une longue marche dans une cam-
pagne désolée , couverte de flaques d'eau et de
buissons épineux (ce sont les r'dirs), nous nous
arrêtons auprès de la maison en construction d'un
colon établi au milieu du désert.
Isidore tire de dessous la toile de la diligence
du pain, de la viande et des légumes qu'il en-
tasse à terre. C'est l'unique moyen de ravitail-
lement des colons espacés sur les routes entre
le Tell et le Sahara. Que la diligence ne puisse pas
leur apporter les provisions achetées par le con-
ducteur dans une des villes, tête de ligne du service,
198 LA CÔTE BARBARESQUE
qu'un accident arrive, que les routes deviennent
trop mauvaises, les colons jeûnent.
L'arrivée de la voiture publique est attendue par
ces pionniers de la civilisation avec une impatience
fébrile. Avec elle arrivent les vivres frais, on voit
des figures humaines, et surtout on a des nouvelles
de France.
Le colon qui habite la petite maison de Ras el
Aïoun, était sur le seuil, gai, souriant, heureux
de voir la diligence.
— La pluie nous avait fait craindre que vous
ne veniez pas, dit-il.
— Il a beaucoup plu? demanda Jérôme de sa
voix éraillée.
— Toute la nuit !
— Diable !
Tout cela n'est pas rassurant. Cependant le colon,
oublieux de sa vie de dangers et de luttes, jouit du
moment de plaisir que notre arrivée lui procure.
Il sourit gaiement, cause avec Isidore et enlève
les colis que celui-ci •décharge . Puis une femme,
grosse, rouge, mais assez jolie , apparaît sur le
seuil, une bouteille de cognac à la main. Je re-
garde cette femme dont la fraîcheur contraste avec
la nature aride qui l'entoure. Hélas! cette fraîcheur
disparaîtra vite. Les yeux de la femme brillent
aussi d'un vif éclat. Gomme on peut être heureux à
peu de frais sur cette terre! Je compare involon-
ET LE SAHARA. 199
tairement nos aspirations, nos désirs, nos ambi-
tions, les plaisirs que nous procurons avec peine à
nos sens blasés et qui ne sont jamais bien vifs, à
la joie courte mais complète de ces gens que nous
traitons de prolétaires.
Cependant Isidore s'était emparé de la bouteille
de cognac que la ménagère portait en main. C'est
le salaire obligé, le signe effectif de gratitude que
donne le colon à celui qui achète ses provisions.
En ville, le conducteur a sa remise des vendeurs,
à la campagne , il reçoit sa. prébende d'alcool.
Après avoir pris une forte rasade, Isidore tend la
bouteille à Jérôme qui l'approche de ses lèvres
et la rend à moitié vide tout en fouettant ses che-
vaux.
Nous nous éloignons, suivis des yeux, jusqu'à un
accident de terrain, par le colon et sa femme, qui
s'en retournent tristement en songeant à la dili-
gence du lendemain.
Une demi-heure après, nous nous arrêtons de-
vant un caravansérail. Isidore et Jérôme descen-
dent encore : ce sont les Arabes de la banquette
qui se sont cotisés pour les faire boire.
Nous roulons une demi-heure à peine : nouvel
arrêt. Cette fois c'est décidément notre tour, car
Isidore reparaît à la portière en disant :
— Le caravansérail du Ksour, trois kilomètres
du relai de la Baraque; mais à la Baraque on ne
200 LA CÔTE BARBARESQUE
^ — . _ — . — —
trouve rien : ici on peut casser une croûte et boire
une goutte.
Là-dessus il attend. Effrayé du nombre considé-
rable de liquide que ces gens absorbent, me souve-
nant des paroles de M. Henri, de fort mauvaise
humeur d'ailleurs, disloqué et transi, je fais la
sourde oreille, et imitant les Arabes qui ne veulent
jamais répondre à une question, je parle d'autre
chose.
— Quel chemin d'enfer ! dis-je. Nous sommes
endoloris !
Isidore comprit mon intention, et fronça le sour-
cil en grommelant :
— Nous quittons ici la route ferrée!...
— Dérision ! criai-je. Nous ne l'avons jamais
prise , votre route ferrée ! Nous nous sommes con-
tentés de la regarder !
— Eh ! bien! Vous ne la verrez même plus ! Jus-
qu'ici vous avez roulé sur des roses, attendez un peu.
Sifflant Jérôme, il entra au cabaret et se régala
à son propre compte.
Enfin nous arrivons, tant bien que mal, à la Ba-
raque, premier relai ; 30 kilomètres de Batna et
100 de Biskra; il était huit heures du matin, nous
étions partis à cinq. Nous n'avons donc pas trop
mal marché.
A cent pas du relai, la voiture s'engage dans
une plaine crevassée de 'ravins sablonneux. A
ET LE SAHARA. 201
tout moment la lourde machine passe auprès d'un
trou jaune, parfois de 50 mètres de profondeur.
Sous l'action de la pluie qui continue à tomber,
le sable se transforme en boue, les chevaux glis-
sent, la voiture chancelle. Le moindre faux mouve-
ment et nous sommes précipités dans l'abîme.
Nous apercevons un mamelon à gauche : derrière
ce mamelon le village alsacien d'Ain Touta, avec
ses maisons à toits rouges, entourées d'un peu de
verdure. Puis, nous nous lançons dans une plaine
rocailleuse qui aboutit au col des Juifs. Les che-
vaux soufflent, la voilure plie et crie. Bientôt le sable
qui nous environnait de toutes parts fait place à
du grès, à des pierres. A cent mètres de nous,
sur un monticule rocailleux, une gazelle broute
une herbe invisible. Le gracieux animal lève la
tète, hume l'air, fuit comme la flèche, et disparaît
derrière un exhaussement de terrain.
De ce moment la route devient effrayante. Lon-
geant des escarpements affreux, elle est par mo-
ment large d'un mètre à peine, juste la place de la
diligence, qui monte lentement le long d'un pré-
cipice sans fond, ou, ce qui est pis, à fond noir,
pierreux, profond de deux cents mètres... Les ba-
gages vacillent avec un bruit strident ; les chevaux
se buttent contre les pierres, la voiture chancelle
et la toile du chargement se balance au-dessus du
vide. Si aguerri que l'on soit, il vous passe des
l}Oi LÀ CÔTE MRBARÊSUUR
frissons. Nous montons une demi-heure. Isidore,
descendu, chemine à côté des chevaux qu'il excite
de la voix. Jérôme fait claquer son fouet : les che-
vaux n'en peuvent plus.
Tout à coup la diligence éprouve une violente
secousse. Un immense ravin est à notre gauche,
profond, aux bords escarpés, couverts de pierres :
un ruisseau murmure au fond.
— Pfou! dit la voix d'Isidore. C'est tout de
même vrai que la montée du col des Juifs, par le
temps qu'il fait, n'est pas une mince affaire !
Nous sommes au point le plus culminant de la
route : maintenant il s'agit de descendre. Les che-
vaux soufflent un peu. Isidore, avec un sourire
ironique, montre le ravin béant.
— Il faudra le traverser ! dit-il.
Je cherche un pont, une corniche ! Rien ! !
— Gomment le traverser?
— Pardi ! en passant dedans!
— Dedans ! ! !
— Oui ! on le passe au grand galop, et on
s'en aperçoit quand on est de l'autre côté.
Je n'eus pas le temps de protester; Jérôme avait
fait claquer son fouet, Isidore était sauté sur le
siège avec une agilité de singe, et nous nous sen-
tons emportés à toute vitesse à travers pierres et
trous : c'est ainsi que nous descendons le ravin à
pic, que d'ailleurs nous remontons à pleine carrière.
ET LE SAHARA. 203
Une fois de l'autre côté nous nous tâtons. Nous
sommes contusionnés, car pendant le passage, la
voiture sautait comme un cabri. En tournant la
tête, nous sommes stupéfaits de voir ce que nous
avons traversé : il y a de quoi se rompre le cou
vingt fois.
Après cet exploit, nouvel arrêt; les chevaux
soufflent : Isidore s'approche.
— Le mauvais pas est franchi, dis-je pour le
flatter.
— C'est le petit ravin!
— Il y en a donc un grand?
— Un... Six, sept, huit! Jusqu'à Biskra, c'est
tout ravin ! Vous les verrez ! Partons !
S'apercevant que nous étions fort peu rassurés
par ces explications, il sourit et continua :
— Ah! c'est que le col des Juifs est une route
fréquentée depuis la conquête seulement, et en-
core! Tenez! regardez!
Il désignait un monticule couvert de petites
pierres plantées irrégulièrement. Il y en avait par
centaines, par milliers.
— Us so^nt tous enterrés là !
— Qui?
— Les juifs, pardi! C'était de tout temps un
passage dangereux. Les bandits nomades tenaient
la montagne, et si quelque caravane s'y hasardait,
elle était pillée, massacrée. L'amour du lucre a
&{)4 LA CÔTE RAHRARESQUE
toujours pousse les juifs à venir de ce côté, les plus
riches caravanes leur appartenaient...
Isidore fut interrompu par un Arabe qui deman-
dait du haut de la banquette :
— Nous avons passé le col des chiens?
Isidore grommela :
— Vous l'entendez !
Je contemplai cette gorge à l'aspect réellement
sinistre ; Isidore continua :
— Il n'appellera jamais un juif autrement que
chien. Vous aurez beau les naturaliser, les éman-
ciper, vous ne persuaderez jamais à un Arabe que
ce sont des hommes.
En effet, et j'eus dans la suite l'occasion de
m'en assurer, il n'y a rien de plus tenace chez
l'indigène de l'Algérie comme le dédain qu'il pro-
fesse pour le juif. L'Arabe peut haïr le conquérant,
être hostile au chrétien, plaindre l'idolâtre, il con-
serve tout ce que son cœur a de dédain et de mé-
pris pour le juif. Pour l'Arabe, le juif, c'est un
être à part, beaucoup moins utile que le cheval et
le chameau, moins noble que le lion ou la pan-
thère, moins dangereux que la hyène, le chacal
ou le scorpion. C'est quelque chose qui n'existe
pas, une tache dans la création, qu'il ne voit pas,
tant il la dédaigne.
Parfois, quand il est de bonne humeur, l'Arabe
se distrait en s'amusant des juifs.
ET LE SAHARA. 203
— Parmi les mauvaises choses dont Allah nous
a dotés, il y les fièvres, la sécheresse, les juifs!
Mais Allah est grand! il a mis le bien à coté du
mal : la fièvre nous débarrasse parfois d'un ennemi,
la sécheresse nous apprend à travailler : le juif
n'est bon à rien, il est vrai, mais parfois on peut
s'amuser avec.
Le genre d'amusement que se permet un Arabe
avec un juif, c'est de le battre, parfois de le tuer.
Un jour je racontais à un grand seigneur arabe
que, parmi les coutumes féodales de mes ancêtres,
il y en avait une qui consistait en ceci :
Tous les cinq années, les juifs domiciliés dans
la principauté de mon aïeul étaient obligés de se
raser la barbe pour en faire un coussin. Ce coussin
servait à rembourrer la chaise percée — très en
usage au siècle passé, avant l'invention des water-
closets — sur laquelle s'asseyait mon susdit aïeul.
— Bravo ! disait mon Arabe en étouffant de rire!
Bravo! Bravo! Bon garçon! votre aïeul!
Je ne trouvais pas mon aïeul si bon garçon que
cela, mais l'Arabe riait de bon cœur et je n'eus pas
le courage de lui exprimer toute mon .indignation.
La répulsion des musulmans pour les juifs est
si grande que, malgré les nouvelles lois en vigueur
en Algérie, j'ai entendu un colonel dire :
— On assassine souvent dans mon cercle; quand
la victime est un Arabe, je poursuis d'office ; si
? 5
2()(j LA CÔTE DARBARESQLE
c'est un juif, j'attends la plainte, sinon, ma foi! je
ferme les yeux. Je n'ai pas envie de mettre le feu
à mon cercle.
Il paraît qu'une des raisons de la révolte d'El-
Mokrany, c'était qu'il voulait jeter les Français à
la mer pour persécuter les juifs à son aise.
Mes souvenirs m'éloignent de mon récit, que je
reprends après avoir demandé pardon au lecteur
de la digression.
Une violente secousse me distrait de la contem-
plation de ce cimetière improvisé, qui, avec les
roches noires qui l'entourent de tous côtés, le
gouffre béant à nos pieds, la nature aride du
paysage, présente un des plus sinistres spectacles
qu'il soit donné à l'homme de voir. Nous roulons
lancés au galop au fond d'un ravin, entre un fossé
et une crevasse. Nouveau temps d'arrêt.
J'entends Jérôme faire : Ouf! Isidore s'approche.
— Encore un pas de franchi, dit-il en riant.
— Vous riez, pourtant il n'y a pas de quoi.
— Que voulez-vous ! dans notre métier, on voit
la mort à ses pieds, on ferme les yeux, et on passe.
Voilà!
Décidément les employés à la circulation pu-
blique ne sont pas rassurants en Algérie.
Voici, au fond d'une gorge, une nouvelle mon-
tagne-cimetière, mais cette fois au lieu d'être je-
tées pêle-mêle comme sur l'autre, les pierres sont
ET LE SAHARA. 201
systématiquement alignées. La diligence qui mar-
che lentement permet à un des Arabes de descendre
de la banquette, de ramasser une pierre sur la
route et de la poser sur la montagne : un de ses
compagnons lui crie quelque chose; le premier
Arabe s'empare d'une autre pierre qu'il pose à côté
de la première.
Isidore, toujours loquace, m'explique que des
Musulmans assassinés reposent là, et que la reli-
gion ordonne à tout passant de mettre une pierre
sur leur tombe. Il paraît que les bandits de la
montagne ne respectent guère leurs coreligion
naires.
Un peu plus loin un arbre dénudé, une aubé-
pine sans feuilles, unique trace de végétation aper-
çue depuis Batna, est couverte de chiffons rouges,
noirs, jaunes , qui pendent aux branches , se ba-
lancent au gré du vent et représentent des frag-
ments de voiles ou de robes des femmes nomades.
C'est un préservatif contre les mauvaises ren-
contres et un hommage rendu aux mânes des
victimes couchées sous le tumulus.
La route n'est pas gaie! La montagne mortuaire
totalement couverte de pierres est surtout d'un
effet peu récréatif.
Tout à coup au détour de la gorge, le chemin se
trouve obstrué par une file de chameaux. Jus-
qu'où la vue peut s'étendre, à gauche, à droite, en
208 LA CÔTE rAUBAUEfQUE
avant, en arrière, des têtes aux longs cous s'a-
baissent et se relèvent en cadence. Il y en a près de
deux mille. La plupart de ces chameaux portent
deux gros sacs des deux côtés de la trsse. Quel-
ques-uns ont des cavaliers ; sur d'autres , des
femmes au visage découvert, brunes, presque
noires, vêtues de bleu ou de rouge. Entre les cha-
meaux, des hommes en burnous blancs, sales,
une gaule à la main, des poignards à leur cein-
ture. Il y en a deux, trois mille : chameaux et
hommes couvrent la campagne. Des chiens , pres-
que tous jaunes, de la race des chiens loups,
jappent entre les jambes des chameaux, en jouant
avec des enfants déguenillés. La voiture ralentit
d'allure.
J'avoue que cette file interminable d'hommes à
figures patibulaires, armés jusqu'aux dents et qui
nous regardent d'un œil rien moins que bienveil-
lant, ces monuments funéraires, témoignages pal-
pables des dispositions d'esprit de ces hommes au
milieu desquels nous nous trouvons maintenant, ne
manquent pas que de nous faire éprouver quel-
ques craintes.
Cependant la diligence continue son chemin à
travers la gorge, au milieu des nomades. Les cha-
meaux s'écartent à son passage et grimpent sur
les talus : les enfants crient, les hommes se ran-
gent avec indolence en nous suivant d'un regard
ET L'1 SAHARA. 209
sombre. De temps en temps ils causent entre eux :
leurs bouches en js'entr'ouvrant laissent voir des
dents blanches dans un rictus qui semble nerveux.
Les chameaux emplissent complètement le ravin.
Dans ces caravanes immenses, les chameaux ne se
suivent pas, et même ne paraissent pas aller du
même côté. Tel descend à gauche, tel autre va vers
le sud, tel autre vers le nord. Tout cela grouille,
semble errer sur la route, et cependant Allah sait
par quel miracle tout cela arrive au but projeté.
Les chameaux sont absolument libres de leurs mou-
vements. Les hommes et les enfants vont presque
tous à pied.
Je n'ai vu des chameaux harnachés que dans les
villes. A toutes les caravanes que j'ai rencontrées
sur mon chemin, j'ai eu occasion de remarquer que
les nomades laissent, parfaite liberté à leurs bêtes.
Même pendant une halte, les chameaux errent à
l'aventure et on les aperçoit dans les creux des
rochers, parfois à mille mètres du campement,
brouter l'herbe en allongeant leur cou à travers
les pierres.
Jérôme crie; les nomades chassent les ani-
maux qui nous font place. Nous allons encore un
kilomètre entourés de chameaux et de nomades;
puis nous voilà au milieu des bœufs, des chameaux
encore. Les nomades nous considèrent toujours
avec le même air rébarbatif.
12.
210 LA CÔTE BARBARESQUE
Bref, au détour de la gorge, nous voyons trois
arbres étiques agiter leur feuillage au-dessus d'un
ancien télégraphe aérien, La file des nomades dont
nous avons réussi à voir la fin après cinq kilo-
mètres, est coupée brusquement à cet endroit, Nous
en voilà sortis sains et saufs. Le télégraphe et les
arbres nous représentent la station des Tamaris.
Malgré le pittoresque de la rencontre, nous sommes
heureux de nous éloigner du col des Juifs. Notre
contentement s'accroît davantage quand, arrivés
devant le cabaret qui occupe l'emplacement du télé-
graphe aérien, j'entends Isidore dire à Jérôme;
— Gomment ne nous a-t-on pas prévenus du
passage de cette caravane! J'ai oublié mes pis-
tolets !
Jérôme descend et après avoir reçu dans l'oreille
une parole d'Isidore, s'approche résolument de moi.
en m'indiquant le cabaret d'un doigt impérieux. Je
crois qu'Isidore, remarquant la fascination qu'exer-
çait sur moi la face revéche de Jérôme, avait de-
mandé à son collègue d'obtenir le paiement d'un
petit verre par intimidation.
Ma réponse ne se fit pas attendre : les postillons
avaient bien gagné leur pourboire : d'ailleurs il n'y
avait ni cabaret , ni colon depuis les Tamaris jus-
qu'à El-Kantra, c'est-à-dire pendant trois heures. Je
tend quarante sous à Jérôme qui daigne me faire
une inclinaison de tête. Je crus l'avoir amadoué.
ET LE SAIIAPA-. 211
— Le plus difficile est franchi? hein! dis-je.
— La route est la même jusqu'à Biskra, me ré-
pondit-il. Chien de métier! va!
Le cabaretier se montra au seuil. Jérôme me
quitta.
Le ciel était toujours sombre et menaçant, mais
il ne pleuvait plus. Les nomades s'éloignaient len-
tement ; leur arrière-garde se déployait sur le ver-
sant de la montagne.
Le cabaretier ferma les poings et grommela :
— Ah ! les gredins ! Depuis un mois qu'ils traver-
sent la contrée, onnepeut plus dormir la nuit. Hier
ils m'ont volé deux moutons et une vache.
Un gros chien, couché dans la cour, se dressa :
voyant les Arabes, il se mit à aboyer avec fureur.
— Oui ! oui ! dit le cabaretier , aboie ! Vous
voyez cette bête ! Dès qu'elle sent un burnous, elle
est excitée ! Ça n'aime pas les voleurs !
Je remarquai que le chien qui se leva et vint
frotter sa tête aux genoux de son maître, portait
un collier garni d'énormes clous.
La voiture descend rapidement dans la vallée de
l'Oued-Kantra. La route est d'une monotonie déses-
pérante. Si on ferme les yeux, en les rouvrant on
peut se croire entre Batna et Gonstantine ou entre
Batna et les Rdirs. Les ravins deviennent de plus
en plus profonds, les secousses de plus en plus
fortes. On s'y habitue cependant peu à peu.
212 LA CÔTE BARBAUESQUE
Encore des nomades, mais en nombre moindre ;
ils marchent à côté de leurs chameaux, et se retour-
nent en nous suivant longtemps des yeux.
Tout à coup le paysage se resserre ; nous entrons
dans une gorge par une route effrayante d'étroi-
tesse longeant un précipice rocailleux au fond du-
quel mugit rOued-Kantra. Nous sommes totale-
ment entourés de montagnes. Il semble que nous
ne pouvons guère avancer davantage, que la route
est complètement fermée. Des pics gigantesques
barrent le chemin.
En effet, la voiture s'arrête auprès d'une maison
européenne enfouie dans un massif d'acacias et
de clématites, adossée aux montagnes. C'est l'hôtel
Bertrand. Plus loin, on croirait qu'il n'y a plus rien,
que c'est la fin de la terre.
Il est une heure de l'après-midi et nous n'avons
encore rien mangé. Dans une chambre ronde, un
concert d'aboiements salue notre entrée. Une quin-
zaine de chiens munis de colliers ferrés atten-
dent les voyageurs pour en recevoir leur pâtée.
Une table proprement mise nous attend. Les postil-
lons sont à leur huitième lippée de cognac. Dans
toute la province de Constantine, le déjeuner de
l'hôtel Bertrand est célèbre. J'ai vu des capitaines,
voira même des colonels, se lécher les moustaches
à ce souvenir. Je crois que la faim atroce qui s'em-
pare de tout homme reveillé à deux heures du ma-
ET LE SAHARA. 213
tin et secoué physiquement et moralement jusqu'à
deux heures de l'après-midi, donne cette illusion
du goût, que nous éprouvâmes aussi. A mon retour,
quand je passai par El-Kantra, j'appris une fois
de plus que la vie était pleine de déceptions.
Après déjeuner nous obtînmes la permission de
nous acheminer à pied jusqu'au village de El-Kan-
tra.
— C'est très intéressant, dit Isidore. La voiture
• vous prendra au détour du chemin.
Enchantés de nous dégourdir un peu les jambes,
nous sortons de l'hôtel accompagnés par tous les
chiens qui gambadent joyeusement.
— C'est là! me dit le propriétaire de l'hôtel en
désignant du doigt les [remparts de rochers barrant
hermétiquement la route.
Je ne voyais pas bien comment nous passerions
à travers ces blocs gigantesques ; mais, comme en
voyage il ne faut jamais discuter avec les gens
du pays, nous nous acheminons bravement dans la
direction du doigt de l'hôtelier. La gorge se rétré-
cit, nous cheminons dans un sentier creusé dans
la montagne. Le précipice devient de plus en plus
étroit. Le ciel noir qui pèse sur nos tètes semble
un couvercle gigantesque.
Tout à coup le sentier s'ouvre, s'élargit ; un ciel
bleuy lumineux, forme à l'entrée de cette échan-
crure une ligne azurée. Ce n'est pas ce que nous
214 LA CÔTE BARBAP.ESQUE
voyons en France, quand les nuages, chassés par le
vent, cotonnent l'horizon peu à peu, irrégulièrement,
par endroits. Non, c'est une ligne ferme, hardie;
derrière, un ciel noir, menaçant ; devant nous, il est
limpide, d'un bleu faïence, sans le moindre nuage.
Et la ligne de démarcation entre ces deux ciels
est droite, régulière. Je n'ai jamais vu un spectacle
pareil. C'est la limite de deux déserts, tracée par
une ligne, tranchée comme la fracture d'une vitre,
ou le côté d'un parallélogramme ; les nuages rangés %
symétriquement au-dessus de nos têtes, semblent
enchaînés par une force invisible, qui leur aurait
dit : « Vous n'irez pas plus loin. » Ils ne dépassent
pas d'un mètre la crête des montagnes qui ferment
la gorge. Nous étions toujours au haut du ravin,
qui s'approfondit à mesure qu'il descend. Un pont
à trois arches, hardi, reconnaissante à sa construc-
tion pour un pont romain, coupe le ravin transver-
salement, et aboutit à une roche abrupte, où il
n'y a plus d'autre chemin que celui tracé par les
chèvres qui paissent en bandes sur un plan dénudé.
Nous traversons- le pont : au milieu, nous nous
arrêtons pour jeter un regard dans l'abime. A nos
pieds, à cent mètres, au-dessous de la raie du ciel
limpide, nous voyons le feuillage vert d'un palmier,
le premier depuis Batna : encore quelques pas et
l'oasis d'El-Kantra tout entière apparaît à gauche.
Pour qui n'a pas encore vu la végétation tropi-
ET LE SAHARA. 215
cale , rien n'est plus saisissant que cette mer de
verdure sombre, uniforme.
L'oasis occupant tout le ravin, formait comme
une immense jardinière d'appartement.
Nous étions sur la limite naturelle de deux cli-
mats. Entre l'hôtel Bertrand et l'oasis d'El-Kantra
il y a, sur un espace de 500 mètres à peine, sept
degrés de chaleur de différence. L'hôtel Bertrand,
c'est le climat de Borne. L'oasis est beaucoup plus
chaude qu'Alger ou Tunis. A l'hôtel, il pleut régu-
lièrement trois mois de l'année, à El-Kantra, il pleut
une fois tous les deux ans. Il faut dix minutes à
pied pour aller de l'oasis à l'hôtel.
Le pont, que nous nous mîmes à examiner après
nous être rassasiés de ce spectacle, est de construc-
tion romaine, mais réparé par les Français, ainsi
que le témoigne une inscription gravée sur le
rocher.
2me et 51me de ligne,
2rae de génie, 1844.
Ces deux grandes nations, dont le monde entier
connaît le nom, se sont rencontrées encore une fois
à un des points les plus grandioses de la terre.
L'endroit où nous nous trouvons est appelé par les
Arabes Fouen el Sahara (Bouche du Sahara). La
montagne a, en effet, une assez grande ressem-
blance avec une bouche ouverte. Si ce n'est pas
210 LA CÔTE BARBARESQUE
tout à fait l'entrée du vrai Sahara, qui est encore
distant de 40 kilomètres, c'est le commencement
de la région des dattes et du pays de Ziban.
Nous sommes distraits de notre contemplation
par la -voix impérieuse de Jérôme, qui crie :
— Allons ! assez flâné !
La diligence fait encore cent pas sous un ciel
gris et sombre, puis, entrés dans la région lumi-
neuse que nous apercevions du pont, nous nous
trouvons tout à coup dans une atmosphère tiède,
parfumée.
Les montagnes en s'élargissant dessinent une
vallée large et profonde, qui, aux rayons du soleil,
prend une teinte jaune. Derrière nous les rochers
sont violets, plus loin complètement noirs. Ce qui
est en arrière, nous paraît, une fois que nous n'y
sommes plus, comme la bouche d'un four, ou plutôt,
— de la région lumineuse où nous sommes, —
comme l'antre de l'enfer.
La diligence traverse l'oasis et côtoie un vil-
lage arabe, comme nous n'en avons pas encore vu.
Des maisons en terre jaunâtre, en pisé, à portes
étroites, jetées pêle-mêle au milieu des palmiers :
sur les seuils, sur les terrasses, des hommes en
burnous : quelques femmes voilées dans les rues.
Au fond un dôme blanc, le marabout ; plus loin
une flèche crénelée, le minaret.
El-Kantra (en arabe, le pont) (Calceus Herculis),
v ;•"
te
a
CL
I
ET LE SAHARA. 2J7
commune indigène, composée de trois douars d'une
population de 2,000 âmes , est gouverné par un
cheick de la grande famille des Ben Ganah, dont
j'aurai l'occasion de parler plus tard en détail.
C'est le premier village des Zibans. El-Kantra est
entouré d'un mur en pisé, servant jadis de forti-
fication, aujourd'hui insuffisant même contre les
hyènes et les chacals qui foisonnent dans le pays. On
trouve dans l'oasis des fragments de chapiteaux, de
colonnes, d'ornements d'architecture, qui prouvent
que les Romains y avaient été solidement établis.
L'inscription suivante : « Autel élevé à Mercure
par Julius Rufus de la III'"e légion auguste »,
témoigne ici encore du passage de cette célèbre
légion. Le moindre déblai met à découvert des
tombes romaines.
En sortant d'El-Kantra, la vallée s'élargit au
point que dix kilomètres à peine de route, font
"esque complètement perdre de vue les mon-
tagnes. On n'est pas encore au Sahara, mais on
est déjà clans le désert. L'éloignement des mon-
tagnes fait paraître ce désert plus désolé. La roule
est détestable. Les ravins succèdent aux ravins ;
tantôt on longe l'Oued, tantôt on le traverse à gué,
sur les pierres et par des escarpements inimagi-
nables.'On rencontre ce malheureux fleuve sans eau
au moins dix fois. Nos os sont rompus. Des bandes
d'énormes corbeaux noirs rendent le paysage
13
218 LA CÔTE BARBARESQUE
plus sinistre encore. Parfois, un vautour, fixé dans
l'air, plane au-dessus de la voiture. Dans le sable
quelques vipères cornues passent en sifflant. Le
sable est subitement remplacé par des cailloux ; on
rencontre des fossiles, des huîtres et des peignes
pétrifiés en grande quantité à cet endroit.
La vallée se resserre de nouveau : à notre gauche
le Djehel Selloum avec les ruines du Burgum
Gommadarium, redoute élevée par Marc- Antoine
Gordien, fils de Marcellus, pour servir d'obser-
vatoire et veiller à la sécurité des voyageurs, ainsi
que l'apprend une inscription latine. Il paraît que
les routes du Tell au Sahara n'étaient pas sûres
du temps des Romains.
Nous nous arrêtons en montant au Hamman, —
une de ces sources chaudes si nombreuses dans la
région de l'Atlas, — en vue d'une grande montagne
de sel, qui brille comme un diamant au milieu des
cailloux. C'est le Djehel el Melah, exploité d'une
façon primitive par les Arabes. L'horizon est fer-
mé par une ceinture ou plutôt une longue tache
verte; l'oasis d'El Outaïa, le dernier relais avant
Biskra.
Le village arabe d'El Outaïa , ressemble à EI-
Kantra. D'ailleurs, tous les villages des Zibans
sont identiquement pareils ; même construction en
pisé, mêmes fenêtres étroites, mêmes palmiers se
penchant mollement au-dessus des enclos en
ET LE SAHARA. 219*
terre. Sur la place où se trouve le relais, autour
d'une voiture européenne, — un coupé de Paris,.
— plusieurs soldats français devisent gaiement. Je
m'approche des troupiers pendant que l'on change
les chevaux et j'apprends que la voiture, apparte-
nant au kaïd de Biskra, va quérir une de ses
femmes. Quant aux troupiers, ils arrivent de Biskra,
se rendent à Batna et campent à El Outaïa.
Je leur demande des nouvelles de la route. Un
des troupiers me répond en riant et étendant la
main vers le sud :
— Voici le Djebel ben Nezal, et le col de Sfa. Ils
donnent le nom du diable à cette montagne et ils
ont raison ! Vous avez un fichu quart d'heure à
passer avec votre patache. Il n'avait pas plu
depuis deux ans, et comme un fait exprès une
averse est tombée avant-hier ! Le chemin est
presque impraticable.
Un autre soldat, m'entenclant parler du bouton
de Biskra, retrousse la manche et me montre un
des plus beaux spécimen du fameux furoncle. Le
bouton de Biskra est gangreneux et de la même
famille que le bouton d'Alep ; cependant il m'a
paru plus bénévole. C'est une croûte noire de la
grosseur d'une noix, recouvrant un ulcère. En exa-
minant le bras du soldat, il m'a semblé que les
bords du bouton n'étaient ni trop enflés, ni trop
livides. Dans la suite, j'appris qu'en effet, pour
220 LA CÔTE BARBA RESQUE
être dangereux, le bouton de Biskra n'est pas pré-
cisément mortel. Il faut beaucoup de ces ulcères
pour tuer le patient. Un, deux et même trois bou-
tons ne donnent pas de fièvre et n'empêchent nul-
lement le malade de vaquer à ses affaires : dix ou
vingt font enfler le corps ou la figure : alors on est
obligé de quitter le pays, d'aller en France, et
quand on est guéri, on garde des cicatrices qui
n'embellissent précisément pas. Il arrive aussi
qu'on en attrape trente ou quarante... auquel cas
on meurt.
Il s'agit donc de ne pas attraper plus de cinq
clous, chiffre rond ; ce dont je me mis à supplier la
Providence.
Le soldat me dit que c'était bien la saison mal-
saine, mais qu'un voyageur de passage ne courait
aucun risque. Gomme je ne comptais pas me fixer
à Biskra, je respirai. En me voyant sourire, le soldat
ajouta que cependant il ne fallait pas prendre le
germe du bouton, car il se déclarait parfois à
Gonstantine ou en mer huit ou quinze jours après
le départ de Biskra.
Pour en finir avec ce clou, l'un des grands incon-
vénients de la région des palmiers, j'ajouterai
qu'il dure six mois, et qu'il laisse toujours une
cicatrice. Les uns prétendent qu'il est engendré
par l'eau de Biskra, d'autres par la piqûre d'un
moustique. Il règne sur toute la contrée depuis les
ET LE SAHARA. 221
Tamaris jusqu'au Touggourt et commence par
présenter l'aspect d'un bouton de chaleur. Ces
renseignements obtenus, on comprend quelles
transes je ressentis pendant plus d'un mois à
l'apparition du plus petit bouton.
Entre El Outaïa et le col de Sfa, la diligence
relaie à une petite oasis nouvellement formée. (On
forme une oasis en creusant un puils artésien, et
des canaux pour recueillir l'eau pluviale.)
L'oasis dont je parle, composée d'une ceinture de
jeunes palmiers, s'appelle la fontaine des Gazelles;
elle a été conquise sur un pays de sable et d'huîtres
fossiles. Une maison arabe, un enclos, un hangar
pour les bestiaux, voici toute l'oasis. Un homme
d'une stature élevée, à longue barbe blanche,
debout sur la route, considère la diligence.
— Le commandant Ross... dit Isidore.
Je pense qu'un commandant condamné à de-
meurer dans ce pays a dû pour le moins assas-
siner son colonel. Cependant l'officier s'approche
de nous, sourit et voyant que je désire entrer en
conversation, s'y prête avec bienveillance.
— Vous devez avoir beaucoup de bêtes fauves?
— Trop peu ! répondit-il en souriant. Nous sommes
obligés de batailler contre les nomades sans aucun
profit ! Du moins les peaux des lions et des pan-
thères se Tendent bien.
Le commandant Ross, ancien chef de bureau
222 LA CÔTE BARBARESQUE
arabe, n'a tué aucun colonel ; après avoir épousé
une femme indigène, il reçut sa retraite, et vint
au désert par goût et par nécessité. Aimant la vie
large et aventureuse, habitué au climat d'Afrique,
trop pauvre pour habiter à Alger, trop fier pour
y végéter, il a formé cette oasis qui deviendra un
jour peut-être un village. Gomme les autres colons,
le commandant nous suivit longtemps de l'œil pen-
dant que nous montions le col de Sfa.
En face de nous est l'immense Sahara. La mer !
La mer! cria un soldat français en l'apercevant
pour la première fois. C'est une illusion facile à
comprendre. Le désert, vu surtout aux rayons du
soleil couchant, prend une teinte uniforme, d'un
violet sombre. Les oasis dont il est parsemé et qui
l'ont fait comparer par Ptolémée à une peau de
panthère, sont invisibles à cette heure. L'horizon
se confond avec un violet aqueux à force d'être
uniforme. Le silence est profond, le soleil en se cou-
chant colore les derniers contre-forts de l'Atlas, qui
forment au-dessus du Sahara une ligne régulière
et escarpée, d'une couleur rouge si sombre, qu'il
semblerait presque impossible à un peintre de la
saisir. Dans l'air, pas un oiseau : à nos pieds, pas
un souffle de vent, pas un vestige de vie. Une mer
de sable violet d'un calme plat, venant mourir aux
pieds des roches qui semblent des falaises.
La descente du col de Sfa est une de nos grandes
1
03
CD
to
ET LE SAHARA.
appréhensions. Les deux postillons étaient hale-
tants, très émus par leurs nombreuses libations ;
la pluie avait creusé des rigoles dans le chemin
étroit. Jérôme fait claquer son fouet et nous des-
cendons à fond de train une route tracée au-dessus
d'un précipice affreux, en faisant des courbes d'une
hardiesse inouïe. Juste à ce moment la nuit qui,
dans ces parages, succède toujours brutalement au
jour, tombait. La lune apparaissait entre les mon-
tagnes et en colorant le fond du ravin, faisait scin-
tiller les cailloux pointus dont il était couvert.
Les roues de la diligence en heurtant ces cailloux,
nous font faire des soubresauts. Les chevaux ,
aux courbes, redoublent d'allure, les bagages amon-
celés sur la voiture oscillent avec un bruit sourd,
et nous voyons avec effroi une des roues de la
diligence tournoyer dans le vide au-dessus d'un
précipice sans fond. Jérôme s'en aperçoit aussi, car
il cingle les reins des chevaux avec un juron for-
midable. Une secousse s'en suit, nous fermons les
yeux. Dieu seul sait comment la diligence a repris
son équilibre. Les chevaux endiablés vont à fond
de train, sans se préoccuper du véhicule qu'ils
traînent. Les postillons prétendent que cette route
eut été impraticable à des chevaux européens,
mais que jamais un cheval arabe n'est tombé.
C'est possible, mais cela n'empêche pas, que, vu
la façon de descendre de nos animaux, ils pour-
224 LA CÔTE BARBARESQUE
raient sans tomber eux-mêmes dans un précipice, y
précipiter les voyageurs.
Nous nous retrouvons couverts de sueur et très
émus au pied du col de Sfa... Après la tempête, le
calme. La lune éclaire mollement l'immense
plaine sablonneuse, en faisant miroiter les touffes
de bruyères. Les deux brillantes étoiles, nos amies
de voyage , apparaissent l'une derrière l'autre ,
sous les dernières cimes de l'Atlas. En . face de
nous s'étend une ligne noire : c'est la première
oasis du Sahara proprement dit, l'oasis de Biskra.
L'une des particularités du Sahara, c'est que l'on
voit de très loin les oasis qui se détachent en
ombre sur le sable. En allant d'un endroit à l'autre,
on aperçoit presque au départ, le but du voyage
distant parfois de 15 ou 20 lieues.
« Le pieux musulman qui ne fait pas l'aumône,
a dit un poète, voit le paradis sans pouvoir jamais
y pénétrer. Tel le voyageur de Sahara qui meurt de
soif et de faim, en regardant pendant des journées
entières l'oasis vers laquelle il dirige ses pas. Allah
Kébir (Dieu est grand). Aux uns il confie la force
des membres, aux autres la force du cœur. La force
du cœur, c'est la charité. »
Nous apercevons Biskra à la lueur de la lune,
mais il faut encore une bonne heure avant d'y
arriver, et comme Allah nous avait refusé la force
des membres, nous sommes exténués. La sublimité
ET LE SAHARA. 225
même du spectacle qui se déroule devant nos yeux
ne peut prévaloir contre la fatigue.
Nous arrivons à Biskra à dix heures du soir,
c'est-à-dire dix-huit heures après avoir quitté
Batna.
13.
IX
Biskra. — La première nuit. — Le régime militaire. ] — Le kaïd.
— Les Ben-Ganah. — Le village nègre. — Les Ouled-Naïls. —
Le désert. — Le cure-dent du Prophète. —Nomades. — N'bitta.
Biskra est bâtie sur la lisière nord de l'oasis, à
l'entrée du désert. La diligence, après avoir roulé
une heure sur le sable du Sahara, débouche sans
transition dans une rue large et très régulière,
bordée de maisons européennes, à un étage, blan-
chies à la chaux. Le manque absolu d'éclairage
rend plus fantastique encore la foule des Arabes
qui entoure la poste, lieu de débarquement des
voyageurs. Ces figures basanées, presques noires,
enveloppées théâtralement dans des burnous blancs,
colorées par le léger scintillement d'une myriade
d'étoiles, produisent une impression étrange. J'hé-
sitais presque à descendre de la diligence ; il me
répugnait de m'enfoncer dans cette foule d'un
autre continent, tant il est vrai que l'habit fait le
moine. Mon hésitation avait uniquement pour
cause l'absence de vêtements européens et d'uni-
228 LA CÔTE BARBÀRESQUE
formes français, que j'avais toujours vus jusqu'ici
émailler les groupes des burnous.
Les Biskris, trop noirs, vêtus de trop de blanc,
m'effarouchaient, me semblaient hostiles, parce
qu'ils ne me ressemblaient pas. J'appris à ce mo-
ment combien était vrai le sentiment de ce voya-
geur descendu pour la première fois sur la côte de
l'Afrique centrale et ayant peur d'entrer seul dans
un cercle formé par une population de nègres.
L'appréhension que j'éprouvais dura naturelle-
ment un quart de seconde tout au plus. Je me mêlai
à cette foule rien moins qu'hostile, qui d'ailleurs
s'éparpillait dans les rues , après avoir assisté à
l'arrivée de la diligence. Nataf ne connaissait la
ville guère plus que moi : il nous fallut, pour trouver
l'hôtel, nous adresser à un promeneur indigène,
qui sourit gracieusement et s'offrit à nous accom-
pagner. Se plaçant, suivant l'habitude arabe, à
quelques pas en avant de nous, il se dirigea vers
une rue latérale. Tout en le suivant, je l'examinais.
11 était pieds nus; un burnous d'étoffe grisâtre lui
servait rde vêtement : il n'avait ni chemise, ni ca-
leçon, ni turban. Pour se couvrir la tête il relevait
son burnous, qui à ces moments ne dépassait pas
les genoux : abaissé, il descendait jusqu'aux che-
villes. Malgré ce costume primitif, la démarche de
l'Arabe me sembla majestueuse, ses gestes em-
preints d'une dignité réelle. Arrivé à une rue à
ET LE SAHARA. 229
arcades longeant un taillis, qui, à cette heure, me
parut avoir les proportions d'un bois, il désigna du
doigt une maison et sans demander son bakchich
(pourboire), il s'éloigna gravement.
Quelques instants après nous entrons à l'hôtel
Medan, établissement peu luxueux, mais qu'on est
très heureux de trouver dans ces parages. Quoique
les chambres qui nous échurent en partage n'eussent
pour tous meubles qu'un lit et deux chaises de
paille, nous poussons un soupir de soulagement de
ne plus sentir les cahots de la diligence, et quelques
instants après nous sommes profondément endormis.
Au beau milieu de la nuit des coups de fusil me
réveillent en sursaut. Un soupir rauque, profond,
poussé presque sous mes fenêtres, me précipite au
bas du lit : je cours à la fenêtre voulant l'ouvrir,
et je constate avec étonnement que les volets étaient
cloués aux châssis. Un autre soupir, plus lamen-
table, retentit à ce moment : j'ouvre la porte, et me
lance à travers un corridor sombre. En avançant je
me heurte contre les jambes étendues d'un garçon
indigène nommé Ali, qui dormait par terre. Ali me
saisit par la manche de ma chemise en marmottant
quelque chose en arabe. Je crie en français :
— Mais vous êtes donc sourd! on s'assassine dans
la rue?
Ali répondit — toujours à la façon arabe, à tout
excepté à la question. —
230 LA CÔTE BARBARRSQUE
— Nouveau voyageur ! faut pas promener dans
les couloirs, c'est défendu !
— Je te dis qu'on assassine en bas !
— Pas de danger ! Hôtel bien défendu ! cinq
gardiens !
— Mais dans la rue! Tu n'as donc pas entendu
les coups de fusil.
— Oui ! toutes les nuits , coups de fusil : les
hyènes rôdent dans le jardin.
— On a soupiré sous mes fenêtres.
— Non ! demain on trouvera hyène là-bas! C'est
Mohammed qui est de garde; il a tiré; lui tire
bien !
— Pourquoi clouer les volets contre les châssis...
Je n'ai pas pu ouvrir la fenêtre?
— Pourquoi ouvrir la fenêtre! hôtel fermé, gardé,
personne ne doit sortir ni entrer la nuit... et puis
en été, dans le jardin, beaucoup serpents, scor-
pions, tarentules.
Nous voici enfin dans un pays comme on [les
rêve quand on va en Afrique. Bône, Gonstantine
et Alger sont trop resserrées dans leurs construc-
tions, pour qu'on s'y aperçoive du changement de
continent. Ici, on est en plein désert, en face d'une
forêt ; l'hôtel, c'est une forteresse : à deux pas la
campagne, l'espace, les dangers de toutes sortes.
Hélas! tout cela disparaît avec le jour: le taillis,
la forêt d'arbres, si touffue et si sombre de nuit,
ET LE SAHARA. 231
parait le matin ce quelle est en réalité, un jardin
public, très vaste, assez mal entretenu, précédant
la place de la cathédrale, construite sur le modèle
invariable des églises de nos jours; la rue, fantas-
tique à la lueur des étoiles, est monotone sous ses
arcades régulières : les maisons, hier soir si écla-
tantes de blancheur, sont grises : les burnous même
des Arabes redeviennent des haillons sales et dé-
chiquetés. Vous êtes rendus à la réalité et le pre-
mier moment vous amène une désillusion violente.
Mais peu à peu, en regardant autour de vous,
vous vous reprenez à l'espérance. En effet, si tout
n'est pas aussi saisissant que vous l'avez rêvé, le
paysage diffère de celui que vous êtes habitué à
voir. Le soleil, chaud, vivifiant, brille de tout son
éclat au milieu d'un ciel d'azur, et éclaire les pa-
naches des milliers de palmiers dont les touffes
forment parasol au-dessus des maisons : la végéta-
tion des jardins est étrange : l'herbe des gazons est
grasse : ce sont des bambous qui forment les brous-
sailles, et le ruisseau qui coule dans les canaux,
baigne une terre rouge, d'un rouge d'ocre, ombragée
par des touffes de joncs et de géranium inconnus
à nos climats.
Des grappes de dattes, lourdes, maladroites,
jaunes, se balancent sous le panache vert des pal-
miers immobiles : ce balancement est à peine per-
ceptible; ce n'est pas le vent qui le produit, c'est le
232 LA CÔTE Ï5ARBARESQUE
poids des dattes. Un susurrement perpétuel, témoi-
gnage de cette vie d'insectes, absente dans nos
squares, bourdonne aux oreilles, et de grandes
ombres d'oiseaux passent au-dessus de la tête,
se dirigeant vers ce fond rougeâtre que l'azur du
ciel produit au loin au contact du sable du Sahara.
J'avais une visite officielle à faire au comman-
dant supérieur du cercle, visite obligatoire à tout
étranger, et des lettres de recommandation à por-
ter aux capitaines des spahis et des chasseurs
d'Afrique et au kaïd de Biskra, Si Mohammed Srigher
ben Ganah. Je m'acheminai donc, ayant Nataf sur
mes talons, au hasard de la ville, me fiant à l'o-
bligeance des indigènes.
Biskra, ville de 8,000 habitants (7,500 indigènes
et 500 Européens), est composée de plusieurs
villages récemment réunis dans une seule com-
mune. La nouvelle ville de Biskra n'occupe qu'un
petit coin de l'oasis. On rencontre l'ancienne ville à
deux kilomètres plus loin, et quelques villages sont
disséminés dans la forêt de palmiers, qui compte
200,000 de ces arbres. Biskra est situé à 36°57 lati-
tude N. et 3°,22 longitude E„, à 111 mètres au-
dessus du niveau de la mer : c'est la dernière ville
de la province de Constantine soumise directement
à l'autorité française, et régulièrement administrée.
Les oasis entre Biskra et Touggourt reconnaissent la
domination française représentée tout au plus par
ET LE SAHARA. 233
un spahis indigène (1), tout en s'adminislrant selon
leurs propres lois. La ville de Touggourt elle-même,
quoique comprise dans nos possessions, n'est en
réalité que notre vassale. Quelques spahis ou
turcos,de ceux dont les familles habitent les envi-
rons, y tiennent garnison (2), mais l'agha est tout
aussi puissant qu'avant l'occupation, sous réserve
bien entendu de reconnaître la suprématie de la
France. A Biskra la domination française est réelle,
très bien assise ; la civilisation avance à grands pas.
A la fois chef-lieu d'un cercle militaire, et de la
région des Zibans, Biskra possède des casernes,
un hôpital et une administration régulière, essen-
tiellement militaire.
Les possessions françaises d'Algérie sont par-
tagées en territoire civil et territoire du comman-
dement. Les lois en vigueur en France régissent
les communes du territoire civil : le territoire du
commandement est soumis au régime militaire. Les
communes se subdivisent en communes de plein
exercice, mixtes et indigènes. Les communes de
plein exercice sont administrées par un maire assisté
d'un conseil municipal élu selon les lois françaises,
avec cette seule différence que les assesseurs mu-
sulmans ayant voix délibérative, sont désignés par
le gouverneur général, parmi les indigènes parlant
(1) Je reviendrai sur ce système de colonisation.
(2) Sur leur demande : ce sont des volontaires pour la plupart.
234 LA CÔTE BARBARESQUE
français et ayant donné des gages de leur dévoue-
ment à la France. Les conseillers municipaux et
les conseillers généraux arabes, ne prennent pas
part à l'élection sénatoriale. Les communes mixtes
sont formées de circonscriptions où la population
indigène est dominante, mais paisible et inoffen-
sive. Un administrateur y fait fonctions de maire,
avec l'assistance d'un conseil municipal nommé par
le gouverneur général. Les communes indigènes
sont régies par un kaïd nommé par le gouverneur
et soumis au commandant militaire.
La ville de Biskra, chef-lieu d'un canton du ter-
ritoire du commandement de Constantine, subdivi-
sion de Batna, est une commune mixte. Les villages
de l'oasis de Biskra forment des communes indi-
gènes, qui, avec d'autres oasis, occupent un espace
de 5,800,000 hectares, habité par une population de
112,000 âmes, soumise à la juridiction du kaïd.
L'autorité réelle, indiscutable, presque royale est
entre les mains du commandant supérieur du cercle.
Occupée en 1844 par le duc d'Aumale, la ville
de Biskra est trop éloignée des établissements fran-
çais et sert de métropole à une contrée trop étendue
et pas assez peuplée, pour avoir mérité, jusqu'à
présent, d'attirer sérieusement l'attention du gou-
vernement. A l'entrée du Sahara, composée d'oasis
disséminées dans le désert, n'ayant presque pas de
colons, sillonnée en tous sens par les nomades du
ET LE SAHARA. 235
centre de l'Afrique, la région des Zibans est habitée
par une population indigène hostile à la France.
Du temps d'Aly Bey, le kaïd de Biskra était presque
aussi indépendant que l'agha de Touggourt. Une
récente révolte eut pour résultat l'occupation dé-
finitive. Aujourd'hui le régime militaire le plus ri-
goureux règne — sinon dans le Ziban — ce serait
trop s'avancer, du moins à Biskra. Le lieutenant-
colonel Nœlla, qui commandait le cercle en 1878,
époque où j'ai visité le Ziban, était omnipotent sur
ce petit coin de terre.
Cet officier supérieur m'a fait avec la plus grande
courtoisie les honneurs de son habitation et de son
jardin, où une autruche et des gazelles se pro-
mènent en liberté. Pendant que je me trouvais chez
le colonel, un magnifique Arabe apparut au seuil. Il
était vêtu d'un burnous d'une blancheur immaculée,
et coiffé d'un haut turban entouré d'une triple
corde en poil de chameau ; sa figure était d'une
régularité remarquable : une fine moustache se
confondait avec une barbe claire, mais soyeuse et
très soignée. D'un geste digne, mais si respectueux
qu'il en était humble, il salua le colonel qui lui dit :
— Entrez, cheick Si Mohammed. Entrez !
Et se tournant vers moi :
— Permettez-moi, prince, de vous présenter le
fils aîné du kaïd de Biskra, qui est lui-même
cheick de Sidi Okha.
236 LA CÔTE 1URBARESQUE
Nous nous saluâmes. Si Mohammed me sourit
gravement. Je dis au colonel :
— Je suis d'autant plus heureux de me rencon-
trer avec le cheick, que je suis porteur d'une lettre
de recommandation pour son père : de ce pas, j'al-
lais me rendre chez lui.
Si Mohammed dit en excellent français :
— Oh! alors... vous me permettez de vous quitter
pour avertir mon père... Si le colonel, toutefois,
veut bien m'y autoriser, s'empressa-t-il d'ajouter
en rougissant légèrement.
— Allez, cheick, dit le colonel, les devoirs de
l'hospitalité avant tout.
Le cheick s'inclina et allait s'éloigner ; le co-
lonel le rappela d'une voix quelque peu sévère.
— Vous n'avez rien de nouveau à me dire ?
— Rien encore !
— C'est regrettable , cheick Si Mohammed !
Allez !
Il congédia l'indigène d'un geste hautain. Quand
nous fûmes seuls, et voyant la curiosité peinte sur
mon visage, le colonel me dit :
— Le père du cheick, le plus grand seigneur des
Zibans, s'appelle Sidi Mohammed Srigher (le petit).
Il est kaïd de Biskra et commandeur de la Légion
d'Honneur. Fils de ce prince du Sahara venu
faire sa soumission avec un goum si magnifiquement
vêtu, que nos soldats l'ont surnommé, on n'a jamais
ET LE SAHAÏÎA. 237
su pourquoi, « le serpent du désert, » Sidi Moham-
med est le chef de l'illustre famille des Ben Ganah.
Sa mère était fille du dernier bey de Gonstantine.
Jadis son influence dans le Ziban était contrebalancée
par celle d'Aly Bey, mais après la révolte, où la
conduite d'Aly Bey n'a pas été exempte de re-
proches, tandis que les Ben Ganah prouvaient leur
dévouement à la France, le gouverneur général
a couvert cette famille de sa protection. Aujour-
d'hui Aly Bey est interné à Alger ; les Ben Ganah
tiennent toute la contrée. Mohammed Srigher, kaïd
de Biskra, étend sa juridiction surtout le cercle:
110,000 indigènes dépendent de lui : son frère Sidi
Boulakrass est kaïd des Nomades; le jeune homme
que je viens de congédier est eheick de Sidi Okha,
la capitale religieuse des Zibans : les cheicks d'El-
Kantra, de Lamri, de Liance sont parents ou alliés
de la famille Ben Ganah.
Le colonel ajouta :
— Le kaïd de Biskra a deux cent mille francs de
rentes. Ses deux frères possèdent d'énormes forêts
de palmiers, ses cinq fils ont chacun une forlune !
Ce sont en vérité de forts grand seigneurs et leur
influence sur les populations est indiscutable.
Je ne pus m'empècher de sourire un peu ironi-
quement ; le regard du colonel me demanda l'expli-
cation de ce sourire.
— Colonel, dis -je, je trouve que vous ne les
238 LA CÔTE BARBARESQUE
traitez guère en grands seigneurs. Vous avez parlé
très sévèrement à ce jeune homme et...
Le colonel m'interrompit :
— Un des habitants de Sidi Okha vient de com-
mettre un assassinat. J'ai ordonné qu'on le re-
cherche. Pendant le passage des nomades, nous
sommes obligés de redoubler de surveillance pour
donner un peu de sécurité à ce pays, traversé par
des hommes dont on ne peut retrouver les traces,
une fois qu'ils sont enfoncés dans le désert. Si les
Arabes sédentaires se mêlaient de commettre des
crimes, le désordre deviendrait général. J'ai parlé
sévèrement au cheick pour stimuler son zèle ! D'ail-
leurs, soyez-en persuadé, il faut que les Arabes
sentent la férule du .maître. Moi, le chef du pays,
j'emploie' une certaine courtoisie dans mes relations
avec les indigènes ; si vous voyiez comment les
autres officiers les traitent ! ! ! Je vous le répète,
c'est malheureusement nécessaire.
J?ai vu, en effet, dans la suite, combien ces pa-
roles étaient vraies et combien les façons froides,
mais polies, du colonel, contrastaient avec la bru-
talité de ses subordonnés. Je ne suis cependant
pas de son avis, quant à la nécessité de maltraiter
les Arabes. Je ne crois pas utile à des conquérants
de faire peser un joug déjà assez sensible par
lui-même. En Afrique et surtout dans les territoires
des commandements, le plus mince officier français
ET LE SAHARA. 239
croit de son droit de traiter avec arrogance le kaïd
ou le cheick de la ville où il réside, avec mépris les
autres indigènes ; les colons eux-mêmes, forts de la
protection quelque peu dédaigneuse des officiers,
se permettent de brutaliser les Arabes. J'ai vu le
propriétaire de l'unique hôtel d'une ville d'Algérie,
terrasser à coups de poing dans la figure un indi-
gène qui parlait dans la rue à un voyageur. Ques-
tionné, le colon répondit :
— C'était mon serviteur : je l'ai chassé et je ne
veux pas qu'il gagne sa vie sur moi, même indirec-
tement. Je lui administre une volée chaque fois que
je le rencontre avec un de mes voyageurs.
(J'ouvre ici une parenthèse pour faire remarquer
combien, en Algérie, les voyageurs sont peu de
chose; les conducteurs des diligences les traitent
comme des paquets, les hôteliers en font leur pro-
priété.)
Les officiers les plus éclairés sont par esprit de
corps ou peut-être par principe d'une exigence ré-
voltante avec les Arabes.
Il m'est arrivé d'être invité chez des indigènes de
distinction en compagnie d'officiers français qui
n'arrêtaient pas de critiquer l'hospitalité reçue. Les
militaires ne perdent jamais l'occasion de faire
sentir aux vaincus qu'ils sont les maîtres. C'est, à
mon avis, une faute. L'incontestable supériorité
des Anglais et des Prussiens, c'est cette courtoisie
240 LA CÔTE BAKBARESQUE
hypocrite qu'ils emploient dans leurs rapports avec
les races soumises. Le joug n'en est pas plus léger,
mais on le sent moins. Cette hypocrisie politique a
toujours manqué aux Français et aux Russes, et
c'est là peut-être une des causes principales de la
fréquence des révoltes des Arabes, des Circassiens
et des Polonais.
On peut dominer sans humilier : l'homme, bien
traité par son maitre, oublie plus facilement la ser-
vitude, s'assimile peu à peu à son dominateur, et
un moment arrive où l'assimiliation devenant ab-
solue, toute ligne de démarcation s'efface.
Je dois cependant ajouter que les officiers supé-
rieurs traitent beaucoup moins mal les indigènes
d'Afrique que les jeunes officiers. Les gouverneurs
généraux sont polis; les colonels sont hautains,
mais courtois; les capitaines et lieutenants affec-
tent la brusquerie ; le sans-gène des sous-officiers
ne laisse rien à désirer. Malheureusement les
Arabes n'ont de rapports journaliers qu'avec des
militaires de grade inférieur.
Je prie mes excellents amis de Biskra de croire
que cette critique n'est pas à leur adresse : bien au
contraire. La façon toute aimable dont ces mes-
sieurs traitaient les Arabes, m'a fait paraître d'au-
tant plus choquante la conduite des autres mili-
taires. J'ai vu un indigène, reçu chez le colonel
Nœlla, admis dans son salon, traité en camarade
ET LE SAHARA. 241
par les capitaines de chasseurs d'Afrique et de
spahis, brutalisé dans une localité — où je l'ai ren-
contré par hasard, — par un lieutenant dont je suis
enchanté d'ignorer le nom.
Je quittai le commandant supérieur du cercle,
touché de sa réception cordiale, et je me rendis
chez le kaïd, à travers le dédale tortueux de la ville
arabe. Les trois rues tirées au cordeau de la cité
française ne ressemblent guère au quartier arabe,
fouillis de maisons construites en terre glaise, sans
aucune symétrie. Les enclos qui protègent les ha-
bitations, sont parfois en pisé, parfois blanchis à la
chaux. Des palmiers croissent en liberté dans les
rues et égaient l'aspect monotone de la ville.
La maison d'un grand seigneur saharien, c'est
un palais-forteresse. Des murs peu élevés, mais suf-
fisants contre une attaque à l'arme blanche, entou-
rent l'habitation de tous côtés et forment un trapèze
irrégulier. On y pénètre par une porte large, blan-
chie à la chaux. Dans la vaste cour, des chameaux
couchés, sont alignés au mur. Des sacs de dattes
gisent à côté... La principale richesse du pays con-
siste en dattes. Un riche Arabe exporte ces fruits
qu'on lui envoie tous les jours des diverses oasis
du désert.
De nombreux indigènes sont accroupis clans la cour
et sur la rue, et forment comme une garde d'hon-
neur des deux côtés de l'entrée. Ce sont les domes-
14
242 LA CÔTE BARBAREFQUE
tiques, les clients et les ouvriers, nourris, vêtus et
logés par lekaïd. Les années de disette, le nombre
de ces serviteurs augmente dans des proportions
insensées.
— Que font-ils? ai-je demandé un jour à Si
Mohammed? A quoi vous servent-ils?
— Parfois à une commission : le plus souvent à
rien, mais il faut bien s'entre-aider, répondit-il.
Il ajouta en riant :
— Quelques-uns font partie de mon goum.
Le goum, c'est l'armée d'un prince du désert :
jadis, il servait à maintenir sa puissance dans les
oasis lui appartenant : aujourd'hui ce n'est qu'une
escorte d'honneur qui l'accompagne le jour où il va
récolter l'impôt, au nom de la France, dans le
cercle qu'il administre.
Après avoir traversé les rangs des serviteurs et
longé la file de chameaux, on se trouve au centre
de la cour entourée de bâtiments bas blanchis à la
chaux. Ce sont les écuries, les chenils, les maga-
sins à dattes et les remises. Le kaïd de Biskra, qui
entretient plus de cent chevaux, de cette belle
race arabe presque disparue chez nous, possède
des voitures de Paris. Le chenil est habité par
une vingtaine de sloughs, lévriers de grande race,
seuls animaux de la création qui rattrapent une
gazelle à la course. Grands, minces, avec des jarrets
d'une solidité à toute épreuve, ce sont les plus
ET LE SAHARA.
243
beaux échantillons de la race canine qu'on puisse
voir.
Les écuries et les remises forment un cercle qui
aboutit à une porte s'ouvrant sur un salon de récep-
tion, meublé à l'européenne, unique endroit de
l'habitation où un étranger est admis d'emblée. Je
crois qu'ici, plus encore qu'en Turquie, la vie des
femmes est entourée de mystère. Je n'ai jamais vu
dans la rue les femmes des seigneurs arabes.
Cependant le kaïd de Biskra et ses quatre fils sont
mariés.
Le jeune cheick de Sicli Okba m'avait précédé et
annoncé à son père, qui m'attendait avec lui et un
autre de ses fils, Si Hamida. Il est rare de ren-
contrer un homme aussi beau que Sidi Mohammed
Srigher Ben Ganah. Sa barbe courte mais soyeuse,
d'un noir de jais, encadre un visage d'un ovale par-
fait , au milieu duquel brillent des yeux de feu. La
bouche est petite, les dents d'une blancheur éblouis-
sante, le teint pâle et mat, les mains fines. Quoique
petit de taille, sa démarche et ses gestes sont pleins
de majesté. Il entre appuyé, ainsi qu'un patriarche,
sur les épaules de ses deux fils, et s'assied en m'in-
diquant un fauteuil. Les jeunes gens restent debout :
ici les mœurs l'exigent. Sidi Mohammed Srigher
ne parle que l'arabe. Le cheick de Sidi Okba, qui,
en revanche, parle et écrit le français comme un
Tourangeau, nous sert d'interprète. La conversa-
244 LA CÔTE BARBARESQUE
tion, ne peut être très animée : après un échange
de compliments, je me lève : alors Sidi Mohammed
dit :
— Je regrette une fois de plus de ne pas savoir
la langue de mon pays, car je ne pourrai vous
être d'aucune utilité.
Mais voilà un jeune homme, dit-il en frappant
sur l'épaule de Si Mohammed, qui me suppléera en
tout.
— L'autre aussi, ajouta-t-il, en désignant du
doigt Si Hamida. Je les mets tous deux à votre
disposition.
Quand on me traduisit ces paroles, je les avais
déjà comprises, tant les gestes de Sidi Mohammed
étaient expressifs.
— A revoir! dit-il, cette fois en français.
Le kaïd est une puissance dans le Ziban ; il lève
les impôts, administre les indigènes, tranche les
questions litigieuses et jouit de grandes préroga-
tives. Toutefois, il est obligé, dès qu'il s'agit d'une
affaire grave, d'en référer au commandant supé-
rieur, son chef immédiat. Malgré ce vasselage, le
kaïd est respecté par les indigènes peut-être plus
que l'autorité française. Dans la rue, les Arabes lui
accordent les signes extérieurs de la plus profonde
déférence, qu'il accepte d'un air de dignité superbe.
Ceux qu'il appelle à lui, font un humble salut, et
viennent lui baiser la main, hommage qu'il repousse
ET LE SAHARA. 245
d'un geste consistant à lever la main à la hauteur
des lèvres de l'Arabe et à l'abaisser vivement,
avant d'avoir reçu le baiser. C'est d'un très bel
effet; on y voit comme une sorte d'hommage féodal.
En quittant le kaïd je me rendis chez M. Séré-
moni, capitaine de' spahis, installé dans une petite
maison du quartier français. Le capitaine Séré-
moni, un des plus anciens officiers de l'armée d'A-
frique, habite Biskra depuis dix ans, je crois. La
maison qu'il occupe a un joli jardin où le capitaine
nourrit des gazelles. Ces gracieux petits animaux
connaissent leur maître et paissent en pleine liberté
dans un espace clos de murs.
Il m'a été rarement donné de rencontrer un plus
charmant compagnon que M. Sérémoni : malgré
une fièvre assez maligne contractée en Afrique, il
est toujours d'une humeur charmante ; c'est le
boute-en-train, le chef de popote du cercle mili-
taire de Biskra, et si mon cœur n'oubliera jamais
la façon courtoise dont j'ai été accueilli par tous
les officiers français en Afrique, mon estomac garde
une reconnaissance spéciale au capitaine Sérémoni,
pour un déjeuner qu'il nous a donné à Biskra.
Pour comprendre le souvenir que j'en ai gardé, il
faut avoir mangé de la cuisine des gargotes algé-
riennes, et il faut savoir que le poisson est un
animal quasi inconnu au Sahara.
Or, le capitaine nous fit apprêter par son chef, un
14.
246 LA CÔTE BARBARESQUE
maquereau conservé avec tant d'art, que je crus un
instant que l'Oued Kantra, (rivière qui soi-disant
coule à Biskra, mais qui est à sec des années en-
tières) avait la spécialité des poissons de mer. Si
on ajoute à ce maquereau des œufs brouillés aux
truffes, un délicieux poulet marengo et du cous-
coussou comme je n'en ai jamais mangé depuis,
on s'expliquera facilement combien ce déjeuner me
fut agréable, condamné que j'étais à vivre depuis
un mois de bœuf coriace, et de mouton nerveux.
Biskra est occupé par un escadron de chasseurs
d'Afrique, un escadron de spahis et un bataillon de
ligne. Les officiers des trois corps se réunissent au
cercle (club) des officiers, qui est la grande res-
source de Biskra. C'est là seulement qu'on trouve des
journaux (Figaro, Revue des Deux-Mondes, etc.),
et c'est là seulement qu'on se rencontre sur un
terrain neutre. Gomme dans toutes les stations
extrêmes (en France aussi bien qu'en Russie), les
officiers des diverses armes ne s'entendent pas tou-
jours entre eux. Il y a des moments où le dissenti-
ment règne entre les chasseurs et les spahis, mais
l'étranger peut être sûr que les uns et les autres
oublieront tout pour rivaliser d'empressement à lui
faire les honneurs de chez eux. Je ne saurais trop
répéter combien j'ai été frappé de la courtoisie qui
préside à toute réunion d'officiers français. Les
cafés et les cercles militaires d'Algérie sont des
ET LE SAHARA, 247
salons. A Gonstantine, je me trouvais à la table
des officiers supérieurs, à Biskra, je vivais avec
les capitaines et les lieutenants, mais là comme ici,
l'urbanité la plus exquise est de rigueur, et la
moindre infraction au règlement de politesse' est
sévèrement réprimandée par les présidents de
table.
La ville de Biskra, bâtie, comme je l'ai dit plus
haut, à l'entrée de la première oasis du Sahara pro-
prement dit, est composée de quatre quartiers qui
diffèrent absolument les uns des autres ; ce sont : le
quartier français, la ville arabe, le village nègre et
l'enceinte réservée aux Ouled-Naïls. La rue fran-
çaise longe le jardin public et aboutit à une vaste
place qui se confond à Test avec le désert. Des
huttes en terre glaise la bordent au midi ; c'est le vil-
lage nègre. Ici on est en pleine Afrique centrale. De
petites maisons jaunâtres, à portes basses, forment
des ruelles. Sur les seuils, des négresses accrou-
pies tournent une meule portative à couscoussou,
travail abrutissant, occupation à laquelle elles pas-
sent des journées entières. Les maisons, très petites,
se touchent presque ; à chaque seuil il y a une né-
gresse qui tourne une meule. Tout en travaillant,
elles se parlent ou chantent un refrain monotone,
triste. Des négrillons nus, au ventre pendant, au
visage sale et lépreux se vautrent dans le sable au
milieu de la rue.
248 LÀ CÔTE BARBARESQUE
Une de ces rues débouche sur une place. Près
du puits, principal ornement de la place, un groupe
formé autour d'un énorme nègre, le regarde danser
la bamboula au son du tambourin. A notre aspect
toute la population se précipite vers nous pour nous
demander l'aumône. Ce sont des cris, des rires, des
gambades à se croire' sur les rives du lac Tan-
gahaïka. Derrière la place se trouve une piscine
destinée à récolter l'eau de la pluie qui, disséminée
dans des canaux, sert à les alimenter quand l'Oued
Kantra est à sec. Malgré le proverbe intimant aux
palmiers d'avoir « les pieds dans l'eau et la tète au
feu, » les pluies sont rares à Biskra et les pieds
des palmiers très peu mouillés. Cependant le sys-
tème d'irrigation établi par Sabah et perfectionné
par les Français est si bien compris, que la moindre
goutte de pluie ou la plus petite crue suffit pour
maintenir les innombrables canaux de Biskra en
état d'humidité (1). Toutefois une pluie assez abon-
dante tombée récemment a rempli la piscine. Des
négrillons qui nous avaient suivis nous montrent
l'eau en grimaçant et en proférant des cris inarti-
culés. Sidi Mohammed ben Hadji et le capitaine
Sérémoni nous expliquent leur intention de se
jeter à l'eau pour y chercher des sous. Ces enfants
sont tout à fait nus. Pour nous montrer leur
(1) J'emploie à dessein le mot humidité. Ce n'est que cela.
ET LE SAHARA.
249
adresse et se faire comprendre, ils s'élancent en
bande dans la piscine. Nous leur jetons des sous :
alors c'est une bousculade générale qui dégénère
en bataille navale.
En sortant de ce hameau sauvage, on est stupéfait
de fouler une chaussée, longue d'un kilomètre, qui
côtoie un massif de palmiers entouré d'une haie et
aboutit à une porte construite en maçonnerie, don-
nant accès à un jardin entretenu comme les plus
jolies villas des environs de Paris. Une grande et
belle maison, presque un hôtel, domine une avenue
d'arbres exotiques. Les sentiers sont sablés, les
plates-bandes bien dessinées, les gazons coupés
ras. Jardin, maison, palmiers et chaussée appar-
tiennent à M . Landon, l'héritier de l'heureux proprié-
taire du vinaigre de Bully. C'est un petit paradis.
Des bosquets de bambous, de guardénias, d'arbou-
siers savamment mélangés, dissimulent des fon-
taines jaillissantes; ici une volière pleine d'oiseaux,
là une cage où dort un ravissant ouistiti; plus loin
une hyène enchaînée fait entendre son cri sinistre.
Le confort, le luxe, rehaussés par une végétation
exubérante.
La villa Landon est, je crois, l'unique établisse-
ment de ce genre dans tout le Sahara.
Après avoir traversé toute la propriété Landon,
large de plus d'un kilomètre, on se trouve dans
une forêt de palmiers dont les derniers arbres
2o0 LA CÔTE BARBARESQUE
touchent le côté sud de Biskra, habité parles Ouled-
Naïls.
A mesure qu'on s'enfonce dans le Sahara, les
oasis deviennent plus rares. A un moment donné, le
désert, immense, infranchissable s'étend à perte de
vue. Là il n'y a plus ni hommes, ni animaux : les
oiseaux sont rares, quelques poissons de sable (1),
des serpents et des insectes y trouvent seuls leur
nourriture. A cent lieues de Biskra , le sable
couvre la terre jusqu'aux contrées inconnues de
l'Afrique centrale.
Sur la limite extrême des pays habitables, vit
une tribu arabe, mi-sédentaire, mi-nomade, qu'on
appelle les Ouled-Naïls. Le Créateur, par un de ses
caprices insondables, a doté les femmes des Ouled-
Naïls d'une beauté physique extraordinaire, rendue
plus éclatante encore par la laideur des négresses
et des nomades qui habitent la même région. En se
comparant à leurs voisines, les Ouled-Naïls ont
reconnu leur supériorité : cette comparaison leur a
suggéré l'étrange pensée de trafiquer de leurs
charmes pour se procurer le bien-être et le faire
partager aux hommes de leur tribu. Ignorants de
nos idées d'honneur, les hommes approuvèrent
l'idée , mise aussitôt à exécution. La beauté et les
(1) Sorte de lézard.
ET LE SAHARA. 251
talents des Ouled-Naïls eurent bientôt un grand
retentissement; leur renommée s'étendit peu à peu,
et aujourd'hui elles sont célèbres dans tout le dé-
sert. Accompagnées de leurs plus proches parents
jusque sur les marches de la civilisation, elles for-
ment le principal contingent de la prostitution de nos
provinces sahariennes depuis Biskra jusqu'à La-
ghouat, et commencent à se risquer dans le Tell.
Après avoir, pendant quelques années, vendu
leurs caresses au plus offrant, elles retournent au
désert : l'argent amassé leur sert de dot : elles
deviennent épouses et mères, et vivent, dit-on, dans
une réclusion complète. La tribu des Ouled-Naïls,
tout en étant mahométane de nom, ne pratique au-
cune religion connue. Les harems y sont toutefois en
usage. On m'a assuré que la conduite de ces étranges
prostituées devient irréprochable du jour où elles
rentrent dans leur tribu, qu'elles avaient quittée
pour la plupart à l'âge de treize à quatorze ans. Ces
filles publiques expertes en vice, vivant dans la
débauche jusqu'à l'âge de vingt ans et commen-
çant à ce moment une existence de devoir et d'ab-
négation, sembleraient une anomalie dans la nature,
si on ne réfléchissait pas pour combien la convention
entre dans la délimitation du bien et du mal. La
période d'avilissement qu'elles ont traversée ne
leur est reprochée par personne ; elles sentent, au
contraire, qu'elles inspirent de la reconnaissance
252 LA CÔTE BARBARESQUE
pour le bien-être qu elles apportent dans les cabanes
de leurs parents et époux : on les aime — des
sens, unique amour compris d'un Oriental — pour
leur expérience; et le léger vernis de civilisa-
tion qu'elles reçoivent involontairement au conlact
des races du Nord inspire le respect aux barbares
qui. les entourent. Elles tirent vanité de ce qui nous
paraît méprisable : c'est avec orgueil qu'elles mon-
trent les séquins pendus à leur cou, en double,
triple, quadruple et parfois quintuple collier. Ces
séquins, souvent de simples louis d'or ou des livres
sterling, représentent leur dot, conquise au prix de
bien des dégoûts et des fatigues. Les Arabes ne
brillent pas par la générosité ; les officiers français
sont peu riches. Il est rare qu'une prostituée re-
çoive une pièce d'or à la fois; elle amasse des
monnaies d'argent, parfois des sous de cuivre, jus-
qu'au moment où elle peut Jes échanger contre un
louis, qui va rejoindre les autres, pour former cette
chaîne de Bacchis de Samos, qu'une Ouled-Naïl
étale avec complaisance aux yeux de tout venant.
Rien ne peut donner une idée de la joie de l'Ou-
led-Naïl à qui j'ai donné deux louis, si ce n'est son
étonnement de n'avoir rien à accorder en échange.
Elle dit en mauvais français :
— Merci... — grand merci... Si je trouvais beau-
coup comme vous... je reviendrais vite chez moi...
Allons ! Venez! Je demeure à côté...
ET LE SAHARA. 253
Elle se pendit à mon bras. Je la repoussai légè-
rement.
— Non, mon enfant, je n'irai pas chez toi !
— Vous voulez, que je vienne à l'hôtel ?
— Diable... non pas... encore moins !
— Mais alors !... ces louis?
— Je suis enchanté de vous les offrir en souvenir
d'un étranger de l'extrême Nord.
Elle me regarda, éclata de rire... et eut un geste
très drôle, difficile à expliquer, mais que je compris
et qui me mortifia quelque peu. Elle avait pris le
mot « extrême Nord » qu'elle n'avait jamais entendu
prononcer, pour un autre, par lequel je confessais
une infirmité, rarement naturelle, souvent arti-
ficielle, très commune en Orient. Elle avança la
lèvre, fit une moue dédaigneuse et s'enfuit en mur-
murant :
— N'importe .. merci... Sidi !
Une Ouled-Naïl honnête ne doit jamais refuser
la moindre aubaine, afin de prouver la bonne vo-
lonté de retourner vite chez elle, et de se conserver
pour son futur mari le moins fanée possible. A cet
effet il convient qu'elle se tienne toujours au seuil
de sa demeure, attentive aux passants de toute race
et de toute religion.
— Le sou du nomade crasseux servira d'appoint
à la monnaie déjà gagnée, tout autant que la guinée
du voyageur anglais.
\o
254 LA CÔTE BARMRESQUE
C'est une Ouled-Naïl nommée Eltchia, qui m'a
dit ces paroles, en ajoutant quelle avait hâte de
retourner dans sa tribu.
— Je bois de l'absinthe pour m'étourdir, et ce-
pendant je suis ici depuis un an à peine. Je ne
comprends pas mes camarades qui vivent de cette
vie plusieurs années. Heureusement, dit-elle en
montrant avec orgueil un collier long et lourd, ma
dot va être bientôt amassée.
Cette Eltchia était une ravissante créature,
âgée de dix-sept ans à peine, rose et blanche comme
une fille du Nord. Ses grands yeux noirs étaient
pleins de feu : sa bouche aux dents de perle,
humide, souriait toujours ; petite, svelte, flexible
comme un serpent, elle avait des gestes d'une
grave souveraine. Ses pieds nus laissaient voir des
pouces écartés, si chers aux artistes, et ses mains,
étonnamment petites, scintillaient de bagues (pré-
sents d'un jeune seigneur arabe très amoureux
d'elle, selon la légende du lieu). Cette jolie petite
sauvage était d'une intelligence remarquable : arri-
vée depuis un an à peine à Biskra, elle parlait
mieux le français que n'importe laquelle de ses
compatriotes.
J'espère qu'à l'heure où j'écris, Eltchia est
retournée chez elle, et que nul œil humain, à
l'exception de celui de son mari, ne contemple plus
ses charmes.
ET LE SAHARA. 2oo
Toutes les femmes Ouled-Naïls ne ressemblent
pas àEltchia. Le vice exerce sur certaines natures
une grande attraction. Quelques-unes de ces mal-
heureuses se prennent d'amour pour le métier
qu'elles exercent , et ne retournent jamais au
désert.
Dans la rue de Biskra réservée à la prostitution,
des petites lumières, allumées à chaque porte,
tranchent de loin sur l'obscurité des autres quar-
tiers. Ces lumières pâles, tremblotantes, fumeuses,
ressemblent aux lampions d'un théâtre forain. Au-
près de chaque feu, une femme est accroupie au seuil
d'une maison sans fenêtres, dont, à travers la porte
ouverte, on voit l'intérieur. J'avais déjà constaté,
en pénétrant dans une habitation du village nègre,
l'absence complète du plus simple confort. Un tapis,
parfois une peau ou une natte servent de couche à
la famille entière. Quelques clous plantés dans la
muraille nue, supportent les ustensiles de première
nécessité. Ici, un banc recouvert d'un tapis sor-
dide remplace le lit; en revanche aucun autre
ustensile ne témoigne qu'un être humain vit là.
Les Ouled-Naïls semblent éternellement de pas-
sage. Mystérieuses même dans leur façon de se
nourrir, on les croirait campées dans leurs niches.
Quelques-unes, — Eltchia, par exemple, — ha-
bitent une maison à étage ; on grimpe un escalier
très raide et on se trouve dans une pièce carrelée,
256 LA CÔTE BARBARËSQUË
avec un lit à rideaux, un coffre servant de table, et
des coussins jetés à terre. Mais c'est la grande
exception.
Les Ouled-Naïls portent un costume coquet :
une jupe en velours sombre, passementee d'or,
recouverte d'un tablier en velours également brodé
d'or, descend jusqu'aux chevilles. Les pieds sont,
chez quelques-unes, nus, chez d'autres, chaussés
de bas de coton et de mules en velours noir,
longues et difformes. La tête, coiffée d'une toque
rouge incrustée de pièces d'or, est enveloppée d'un
voile blanc, pareil à celui de nos religieuses. Une
chemise en gaze bouffante monte chastement jus-
qu'au cou et laisse les bras à découvert. Des col-
liers en or ou en corail, adaptés à la toque, enca-
drent le visage. Le cou est entouré de la chaîne de
louis d'or représentant la dot, qui, chez les plus
avancées, descend jusqu'aux genoux. A côté de
cette chaîne, des bijoux en argent oxydé, des amu-
lettes et des sachets de prières se balancent sur la
poitrine, pendus à des chaînettes d'or ou d'argent :
les bras et les jambes sont chargés de lourds bra-
celets d'argent de forme étrange.
La figure et les épaules des Ouled-Naïls, enduites
de fard, sont émaillées de signes cabalistiques, de
gazelles, de serpents peints en sépia. Sans les
embellir, ces ornements ne sont pas repoussants.
Les yeux , démesurément agrandis , fendus en
ET LE SAHARA. 257
amande, et les lèvres d'un rouge vif, relèvent
la beauté indiscutable de ces pauvres créatures.
Pour rendre plus épaisse leur chevelure, les Ouled-
Nails emploient des tresses de laine nattées, mal
soignées et peu élégantes, dissimulées toutefois
sous leurs voiles. Ces tresses leur servent à sus-
pendre d'énormes boucles d'oreilles, trop lourdes
pour l'oreille.
Une femme d'Orient est complète à condition de
savoir danser : Les Ouled-Naïls, nous dit-on, sont
expertes en cette matière. Pour s'en rendre compte
il faut organiser une fête nommée N'bitta. On loue
un emplacement destiné à servir aux ébats et on
invite beaucoup de spectateurs. Ce n'est qu'après
avoir été excitées par les regards, les applaudis-
sements et la musique, que les Ouled-Naïls con-
sentent à faire usage de tous leurs talents.
Nous entrons chez un Arabe préposé à ces sortes
de fêtes et après en avoir commandé une pour le
lendemain, nous nous décidons à terminer la soi-
rée par une promenade à pied dans le désert. Le
quartier des Ouled-Naïls aboutit à une petite clai-
rière où deux ou trois mares croupissent aux pieds
de la première ligne de palmiers. L'obscurité suc-
cède subitement à la clarté. A cent pas de la hutte
de la dernière prostituée, on se trouve en plein
bois.
Nous nous lançons à travers la forêt, pour re-
258 LA CÔTE BARBARESQUE
joindre la route de Touggourt ; la promenade de
nuit aux environs de Biskra présente un certain
danger au moment du passage des nomades : mais
nous sommes en nombre et des officiers bien armés
nous accompagnent. Les hyènes et les chacals, qui
foisonnent dans l'oasis, fuient l'homme ; les lions et
les panthères ne s'approchent guère des habitations.
D'ailleurs ces fauves deviennent de plus en plus
rares. Les oasis, peuplées d'oiseaux, de serpents et
d'insectes n'ont presque plus de mammifères.
(J'ouvre encore une fois une parenthèse pour
critiquer l'expression : « le lion du désert ». Jamais
un animal carnassier ne se hasarde dans un pays
où il ne trouvera pas sa subsistance. Les lièvres,
les gazelles, etc., etc., s'éloignent peu de la région
de l'Atlas : le lion habite les mêmes parages. Le
cœur du Sahara, le Falat, est absolument désert :
aucun animal ne saurait vivre là où il n'y a aucun
vestige de végétation. Les hyènes et les chacals
eux-mêmes, qui s'enfoncent assez loin à la re-
cherche des cadavres d'hommes et de chameaux, ne
dépassent jamais une certaine limite.)
Après avoir cheminé quelque temps au milieu
de la forêt, nous débouchons sur une chaussée, large
et bien tracée, qui s'appelle la route de Touggourt,
mais qui s'arrête brusquement à trois kilomètres
de Biskra, à un endroit appelé, « le Pont Romain ».
Les quelques pierres juxtaposées au-dessus du
Sur la route de Touggourt. — Page 258.
ET LE SAHARA. 259
ravin ne sauraient s'appeler pont que dans un pays
où on traverse les précipices en passant dedans.
Après cela, il est possible que ce soit une cons-
truction romaine, car depuis l'occupation romaine
jusqu'à nos jours, personne n'a jamais songé à fa-
ciliter les communications clans la région saha-
rienne.
La lune est dans son plein. Après avoir traversé
un bosquet de palmiers, la route s'enfonce tout à
coup dans le désert. Ce n'est pas encore le Sahara
véritable. Le sable brun est couvert de touffes de
ronces. La rose de Jéricho et le cure-dents du
prophète scintillent à la clarté de la lune.
Personne n'ignore que Mahomet prenait grand
soin de sa personne. « Il aimait les fleurs, les fem-
mes, les parfums ». Un jour, au désert, après avoir
mangé, il sentit entre les dents une parcel de
mouton! Pas d'eau aux environs, aucun moyen de
se débarrasser de ce corps étranger, à l'odeur dé-
sagréable. Le prophète allait avoir un moment de
contrariété, quand il vit une huppe se percher sur
son épaule, avec une touffe d'herbe sèche dans le
bec. Mahomet sourit, se cura les dents et glorifia
Allah.
Le cure-dent du prophète appartient à la famille
du chiendent ; c'est une sorte de jonc terminé par
une touffe d'épines flexibles , assez dures, mais
peu pointues.
260 LA CÔTE BARBARESQUE
La rose de Jéricho a la propriété de s'ouvrir au
contact de l'eau. Il suffit d'en cueillir une petite
branche sèche : elle s'ouvre et se referme à volonté.
On peut renouveler l'expérience sur la même
branche autant de fois qu'on le désire.
Nous revenions vers Biskra, plongés dans l'ex-
tase de cette nuit tiède et claire, quand le bruit de
nombreux pas se dirigeant à notre rencontre nous
fit tressaillir. Quelques minutes après, nous vîmes
sortir du bouquet de palmiers un groupe blanc
d'Arabes s'avançant vers nous. A cette heure et
dans cette saison, une rencontre pareille pouvait
être désagréable, d'autant plus que l'on distinguait
à une centaine de mètres, un grand campement de
nomades, dont les tentes rayées de blanc et de noir,
s'étendaient au loin. MM. S... et de la R... tout en
nous rassurant, avaient la main à la poignée de leurs
sabres, quand tout à coup ils s'entendirent appeler.
— Eh! dit le capitaine Sérémoni, c'est Si Bou-
lakrass.
C'était, en effet, Si Boulakrass Ben Ganah, frère
du kaïd de Biskra. Si Boulakrass, en sa qualité de
kaïd des nomades, revenait d'une inspection, en-
touré des principaux chefs de la tribu en ce moment
de passage. Nous fusionnâmes aussitôt... Si Boula-
krass parle très bien le français. Membre du cercle
militaire, c'est un des Arabes les plus civilisés de
l'Algérie. Nous restons quelques moments sur la
ET LE SAHARA. 261
route de Touggourt, entourés de nomades, en face
de leur campement, écoutant les explications que Si
Boulakrass voulut bien nous donner sur ses admi-
nistrés.
Chaque année, des tribus entières quittent au
printemps les oasis du Sahara. Ils amènent leurs
chameaux chargés de dattes, et portent tout leur
avoir avec eux. Dans le Tell, ils vendent leurs
dattes, et se louent, les uns en qualité de pasteurs,
les autres en qualité de laboureurs, à leurs conci-
toyens sédentaires, parfois aux colons français. A
l'automne, les nomades retournent chez eux : les
uns campent pendant l'hiver, d'autres vivent dans
des oasis cultivées par leurs voisins sédentaires.
Nous assistons au retour des nomades. Ce sont les
derniers retardataires.
— Si vous les voyez ! dit Si Boulakrass avec ce
geste plein d'ampleur des Arabes, rendu plus majes-
tueux encore par la clarté de la lune. Ils sont tristes.
Dans le Tell, la saison a été mauvaise ; les dattes
vendues et mangées, ils ont vécu tant bien que mal.
Les chameaux, lourdement chargés au départ, re-
viennent ordinairement à vicie : aujourd'hui, de
nombreux chameaux ont sur le dos des boîtes
oblongues : ce sont les cercueils de leurs maîtres,
que les familles rapportent dans le désert.
Il ajouta en frappant amicalement de sa cravache
l'épaule d'un des nomades'de sa suite ;
1».»
o.
Ï6-2 LA CÔTE BARBAIŒSOUE
— On les craint ! on les méprise ! on les insulte !
Us ne sont pas mauvais cependant! Moi qui les
connais, j'en sais quelque chose ! s'ils tuent parfois
un Juif , c'est la faim qui les y pousse !
Je vis le lendemain, au marché, beaucoup de ces
nomades. Leurs figures, n'en déplaise à Si Bou-
lakrass, ne préviennent pas en leur faveur. Hâves,
noirs, couverts de haillons, un feu sinistre brille
dans leurs yeux, et leurs regards n'ont rien d'an-
gélique : ils ont un aspect maladif et menaçant à la
fois. Après tout, ils ont faim peut-être. Le colonel
Noella m'a assuré que la saison du Tell a été en
effet mauvaise. Pauvres gens!
Cependant, philanthropie à part, quand on se
trouve dans un pays traversé pendant un mois par
100,000 individus affamés, qui, une fois sortis des
possessions françaises, s'éparpillent dans des con-
trées inconnues, on n'est pas très rassuré. La plu-
part de ces nomades n'ont ni état civil, ni nom qui
les distingue ; ils ne dépendent de Si Boulakrass
que pendant leur passage à travers le Sahara fran-
çais. Il est impossible de les retrouver quand ils
ont dépassé Touggourt. Quelques tribus domiciliées
clans le Ziban, vivent pendant l'hiver sous la
surveillance de Si Boulakrass, mais ces tribus ne
sont pas en majorité.
Le marché de Biskra, vaste place recouverte
d'un toit en bois, est encombrée par les Arabes se-
ET LE SAHARA. 263
dentaires de l'oasis qui vendent et achètent des
denrées alimentaires : froment, mil, blé et surtout
dattes. Le Ziban, c'est le pays des dattes, Biskra
en est la capitale. C'est en effet à Biskra où j'ai
mangé les meilleures dattes. Il y en a, paraît-il,
2 ou 3,000 espèces différentes. Je fais dans ce cal-
cul la part de l'exagération arabe.
Dans tous les cas, les dattes de Biskra sont infi-
niment supérieures à celles d'Egypte et d'Arabie.
Leur saveur est délicieuse, et elles fondent dans
la bouche comme les bonbons de Siraudin.
Après avoir jeté un coup d'œil aux mosquées
qui ne présentent que peu d'intérêt, nous allâmes
visiter le vieux Biskra, situé à 2 kilomètres du nou-
veau, au centre de l'oasis. Il ne reste pas grand
chose des remparts et du fort turc. Sur une éléva-
tion, quelques décombres séchés par le soleil, pa-
reils aux ruines d'un hameau détruit par un in-
cendie : au pied de ces décombres , un village
arabe ; à quelques mètres le jardin du cercle des
officiers. Je regrette que le cercle des officiers ne
s'occupe pas de son jardin; avec une petite dé-
pense et beaucoup de travail on aurait pu faire de
ce terrain couvert de palmiers et de toutes sortes
d'arbustes tropicaux, un séjour délicieux et pro-
ductif à la fois. Malheureusement le jardin aban-
donné est dans un état de délabrement extrême :
des crapauds habitent les mares formées par les
261 LA CÔTE BARBARESQUE
dernières pluies , d'énormes lézards de 70 cen-
timètres à un mètre de long, jaunes, hideux, mais
parfaitement inoffensifs, s'y promènent avec tran-
quillité, et il faut, pour arriver à une sorte de hutte
où dort le gardien, sauter des canaux qui se sont
déversés faute d'entretien.
Le vieux Biskra et le jardin du cercle regorgent
de scorpions; sous chaque pierre un peu humide,
sommeille, plié en deux, un de ces reptiles. Ces
scorpions, mesurant jusqu'à 25 centimètres de lon-
gueur, sont d'un gris verdàtre. Il est à constater
que tous les animaux du Sahara ont une teinte
indécise et fausse. La gazelle et le slough sont de
la même couleur grisâtre que le lézard, le pois-
son de sable et le scorpion.
Nous nous étions munis de bouteilles pour les
remplir de scorpions, afin de nous livrer à un amu-
sement cruel, mais qui avait pour nous la valeur
d'une expérience. Malgré tout ce qu'en ont dit les
naturalistes, les Arabes et les colons prétendent
que le scorpion, enfermé dans un cercle de char-
bons ardents, se pique lui-même quand il reconnaît
l'impossibilité de franchir ce cercle. Désirant, de
visu, savoir ce qui en était, nous fîmes l'expérience
sur un des plus gros scorpions. L'animal commença
par aller de l'avant, se brûlant les antennes, puis il
retourna en arrière, et essaya de passer de l'autre
côté. Peu à peu il ralentit d'allure, tout enpersévé-
ET LE SAHARA. 265
rant dans sa tentative de franchir le feu : enfin,
revenu au centre du cercle, il se roula dans des con-
vulsions de douleur ou de rage. Le corps flexible
du scorpion se tordait dans tous les sens , et sa
queue armée du dard venimeux, semblait en effet,
piquer sa tète. Dès ce moment les convulsions di-
minuaient et après quelques légers soubresauts, le
scorpion mourait, étendu tout de son long. Cette
contraction suprême , ou la queue du scorpion
touche la tête, est-elle le spasme d'agonie, ou le
mouvement du suicide ? Voici ce que je ne saurais
définir. Peu crédule de ma nature, je crois aussi
peu a la légende qu'à la science. Il me faut, comme
à saint Thomas, voir, pour être persuadé. Ici, il
est impossible de voir. Les mouvements sont spas-
modiques : la rage, la peur et la douleur sont invi-
sibles dans les convulsions de cette créature d'un
ordre inférieur. Gomme la queue, qui s'approche
de la tête de l'animal et semble la piquer, est loin
d'être inoffensive, il s'agirait, pour élucider cette
question, d'entrer pour quelque temps dans le corps
d'un scorpion ; métamorphose que je ne souhaite à
personne, pas même au plus voleur des parias de
Calcutta ou de Benarès. Le capitaine Sérémoni,
pour me montrer à quel point le scorpion est dan-
gereux, prit un de ceux qui gigotaient encore, le
cassa en deux avec une adresse admirable, et
après avoir dépouillé la queue de ses écailles, me
%6fi LA CÔTE BARBA.RESQUE
fit voir un dard gros et fort, dégouttant de venin.
Puis il me dit d'agacer avec ma canne un scor-
pion valide. Je sentis des secousses à la main,
chaque fois que le reptile, irrité, frappait la canne
de son dard.
Au retour clu vieux Biskra, nous rencontrons une
voiture, presque européenne, ma foi, pleine de
femmes Ouled-Naïls qui se rendaient en société au
Hammam, petite localité balnéaire, à quelques kilo-
mètres de Biskra. La première voiture était suivie
d'une autre, bondée de jeunes Arabes.
La civilisation fait des siennes. C'est une partie
fine.
En attendant le soir et la n'bitta, nous allons aux
boutiques, avec l'espérance d'acheter quelques pro-
duits curieux clu pays.
Aux bazars indigènes, on ne trouve rien que des
denrées alimentaires ; il faut se rabattre sur les
marchands français. Chez un épicier, nous faisons
l'acquisition de quatre éventails, deux en paille,
deux en plumes d'autruche, et d'un lézard em-
paillé. C'est tout ce que produit l'industrie de
Biskra.
Après dîner, nous retournons au quartier des
Ouled-Naïls. J'avais invité les officiers, le doc-
teur, l'intendant, un major anglais en mission, tout
Biskra enfin. Une petite cabane, sorte de boyau
étroit, à deux issues, servant ordinairement de
ET LE SAHARA.
267
café, était déjà prête pour nous recevoir. Les prépa-
ratifs d'ailleurs n'avaient pas nécessité beaucoup
de frais. Les meubles de l'établissement consistent
en bancs de bois et en petits guéridons également
en bois, posés sur la terre nue. En notre honneur
les bancs avaient été rangés le long des murs, et
deux estrades, se faisant face, avaient été posées
au milieu. Murs, terre et bancs étaient couverts de
tapis ; quelques haillons pendaient aux portes. Dans
un coin de la hutte une grande marmite contenait
du café ; cinq flacons d'absinthe et six bouteilles
de Champagne étaient rangés sur un guéridon. Des
bougies fixées dans des chandeliers en terre, et
quelques lampions fumeux éclairaient la salle d'une
lumière vacillante.
On nous désigna une des estrades, en nous disant
que l'autre était destinée aux Ouled-Nails. Les
alentours du café regorgeaient déjà d'Arabes, et il
nous avait* fallu percer une foule compacte pour
entrer. Mes invités étaient assis sur l'estrade ; sur
les bancs, des Arabes s'étaient entassés ; d'autres
regardaient à travers la porte.
A peine étions-nous placés que les danseuses
firent leur apparition. Quinze Ouled-Naïls à peu
près, dans leur costume d'apparat, mais beaucoup
moins jolies qu'Eltchia, vinrent s'incliner devant
nous et s'accroupir sur deux rangs par terre au
pied de l'estrade d'en face. Deux femmes, Timah
-68 LA CÔTE BÀKBARESeUE
la Juive et Fatma la Kabile, très bonnes danseuses,
dont les Ouled-Naïls avaient réclamé le concours,'
vinrent ensuite, suivies de trois Arabes, porteurs de
guitares et représentant la musique. Un silence
général succéda à l'entrée de tout ce monde. Sur
un signe de l'organisateur de la fête, on versa le
café aux invités, de l'absinthe aux femmes et aux
musiciens. Les musiciens se mirent à jouer un air
monotone, strident, en s'accompagnant de la voix.
Ce concert dura une heure. Les Ouled-Naïls ne
bougeaient pas. Nous bâillons à outrance, pendant
que les tasses de café et les verres d'absinthe se
succédaient sans interruption. Enfin, impatienté de
cette fête lugubre, j'appelle le patron de réta-
blissement en lui demandant quand la n'bitta allait
commencer.
L'Arabe me regarda étonné.
— Mais nous l'avons... la n'bitta...
— Je croyais qu'on danserait.
-— 11 faut que la musique excite les danseuses.
— Ah! cette musique les excite... Bon!... mais
quand viendra l'excitation?
— Quand il vous plaira.
— Vraiment ! tout de suite alors !
— Comme cela, vous avez assez entendu la mu-
sique ?
— Je crois bien.
— Dans un petit quart d'heure. Je vais leur dire
ET LE SAHAIU. 269
que vous voulez qu'elles s'excitent promptement.
Il alla murmurer quelque chose à l'oreille des
principales Ouled-Naïls qui se mirent à hocher la
tête d'un air mécontent.
Les verres d'absinthe devinrent plus fréquents,
et après une autre demi-heure de musique, une des
danseuses — la moins jolie — se leva et commença
à tournoyer sur elle-même. Cette danse froide, peu
attrayante, dura un quart d'heure. Nous bâillons de
plus belle et je fais un nouveau signe de la main au
patron.
— Attendez ! me dit-il, les autres vont saisir le
moment propice, et... vous verrez !
Je n'ai rien vu. Les Ouled-Naïls exécutèrent une
danse lugubre , tantôt une à une, tantôt par paire,
au son de la même musique discordante. En vérité
les musiciens arabes sont infatigables; pendant plus
de trois heures, les mêmes trois guitaristes n'ont
discontinué de pincer leur instrument que pour
s'humecter la gorge avec de l'absinthe. Les dan-
seuses sont guindées, licencieuses dans le balance-
ment des hanches , bêtement chastes dans tous les
autres mouvements. Après avoir trépigné sur la
même place, chaque Ouled-Naïl tournoie sur elle
même en rond en s'approchant de moi pour rece-
voir son salaire, une pièce de cinq francs en or.
Ceci se fait régulièrement, systématiquement. Après
les Ouled-Naïls, Fatma la Kabyle — une grosse
270 LA CÔTE BÀRBARESQUE
brune réjouie, vêtue d'une chemise bleue, mais
nu-jambes et nu-pieds — exécuta une danse de
caractère avec une certaine vivacité de gestes.
Cependant les verres d'absinthe se succédaient
rapidement : les yeux des Ouled-Naïls brillaient
sous leur triple couche d'antimoine, leurs pieds
battaient la terre d'un mouvement régulier. C'était
l'excitation qui venait à la fin. Deux de ces femmes
se levèrent soudain, leurs gestes devinrent lascifs,
leurs yeux se remplirent de larmes de convention,
elles tirèrent un mouchoir de couleur et se mirent
à l'agiter au-dessus de leur tète, en faisant ployer
le corps avec une certaine grâce. Tout à coup un
être hideux , grimaçant, à moitié nu, se précipita
dans le cercle : c'était un Aïssaoua : sa chevelure
était inculte , sa barbe hérissée , ses lèvres écu-
mantes. Les danseuses poussèrent un cri sauvage.
L'Aïssaoua se tordit en spirale, et... commença une
danse des plus obscènes. Les Arabes des banquettes
se levèrent vivement ; un murmure approbateur
parcourut leurs rangs : les Ouled-Naïls se levèrent
aussi.
Cette pantomime achevée, la fête était finie ;
notre présence glaçait les Arabes et les Ouled-Naïls
qui attendaient notre départ pour terminer la n'bitta
par une orgie. J'appelai le patron pour lui de-
mander l'addition. Emplacement, éclairage, tapis,
musique, danseuses, vin, café et absinthe ; coût
ET LE SAHARA.. 271
140 francs. J'avais donné 00 francs environ aux
danseuses. Pour deux cents francs j'avais offert
une fête à plus de cinq cents personnes, car à la
fin de la n'bitta, les Arabes avaient envahi la salle.
Sur le seuil du café, l'Aïssaoua s'approcha pour
réclamer son pourboire. Je lui jetai une pièce de
dix francs, mais je ne pus éviter un baiser qu'il
m'imprima sur la main en recevant l'offrande. La
bouche gluante de cet homme me donna un frisson
de dégoût ; le charmeur de serpents était visqueux
comme un reptile.
A la porte de l'hôtel, nous primes rendez-vous
pour le lendemain avec tous nos amis chez Si
Mohammed ben-Hadji, qui^ nous avait invités à
déjeuner à Sidi Okba, en plein Sahara.
X
Sidi Okba. — L'aspect du Sahara. — Le déjeuner du chcick. —
La légende de Sidi Okba. — La mosquée. — Les inscriptions^
— Retour.
A six heures du matin, les deux chevaux de
M. Medan , attelés à sa voiture, nous attendaient
sous la voûte : à six heures et demie nous étions
dans le Sahara.
Le réveil de la nature à l'entrée du Sahara est
plein d'une poésie tranquille et majestueuse. Ce
n'est pas, comme dans les forêts du Tell, une vie
exubérante qui s'ouvre ou renaît à chacun de vos pas.
L'odorat n'est pas affecté par l'odeur pénétrante
des phalènes en mouvement ; l'oreille n'entend pas
le roucoulement amoureux de la tourterelle sous
les feuilles des grands arbres, et le bourdonnement
joyeux des insectes se poursuivant dans l'herbe ;
vous ne voyez par la fleur s'épanouir et trembler
sous la rosée, lentement absorbée par la guêpe ou
le bourdon. Ici, c'est la terre elle-même, notre mère
la terre, qui semble s'éveiller. Un air vif, si pur
274 . LA CÔTE RARP.ARESQUE
qu'il en est froid, vous enveloppe de tous côtés ;
ce n'est pas du vent, c'est de l'air, que paraît sortir
des entrailles de la terre, avec le léger brouillard
de vapeur qui flotte sur le sable noir attendant pour
se dissiper le premier rayon de soleil. La vie ani-
male, imparfaite, n'a aucune gaîté ; les serpents
rentrent dans leurs trous en se glissant en sourdine,
les lézards dénoncent leur présence par une légère
oscillation du sable, et l'absence d'insectes clans
l'air ;ie rend plus âpre, plus transparent. La géné-
ration, les ébats de l'amour clés infiniments petits,
bannis au loin, semblent laisser le champ libre aux
infiniments grands. Vous croyez assister au mys-
tère de la création de notre planète elle-même, qui
se vivifie à son propre contact ; vos yeux saisissent
dans l'ondulation presque imperceptible des mame-
lons de sable, comme un mouvement félin, frisson
de plaisir éprouvé par la terre, heureuse d'être
caressée par l'atmosphère. Les derniers et les plus
humbles représentants de la végétation, — rose de
Jéricho et cure-dent du prophète — inclinent len-
tement leur panache. On dirait qu'exilés, ils* pen-
sent et regrettent une patrie absente. Groupés
mélancoliquement sur des tertres isolés, jaunes,
desséchés, sans feuilles, ils témoignent par leur
dépérissement de la puissance du désert. Ils sem-
blent être là pour avertir le passant, homme ou bête,
de ne pas aller plus loin...
ET LE SAHARA. 275
La voiture roule dans un sillon qu'elle a creusé
à son dernier voyage. Un mois s'est écoulé depuis,
mais le vent du désert vient dans cette saison mou-
rir au pied de l'Atlas, et le sable profond, n'étant
remué par rien, garde longtemps une empreinte.
Pendant trois heures, nous roulons ainsi ; le paysage
ne change pas ; puis, peu à peu, dans le fond, une
raie noire se détache à l'horizon, s'accentue, sans
toutefois émerger. C'est une des particularités du
désert. La terre est tellement plane que l'œil ne
saisit aucune ombre au loin. Cette raie noire que
nous voyons, c'est l'oasis de Sidi Okba formée de
50,000 palmiers : elle semble une tache noire pla-
quée sur le désert.
Aux approches de Sidi Okba quelques ravins creu-
sent le sable, et nous constatons avec étonnement
que ces ravins ont des ponts.
Les plaisanteries des officiers qui nous accompa-
gnent nous apprennent que parmi ces ponts, il y en
a de construction soi-disant romaine. On donne le
nom de romain à tout édifice bâti avant l'occupa-
tion, l'expérience ayant démontré la profonde incu-
rie de l'administration turque ou indigène. Il faut
avouer que ce sont les ponts romains qui présentent
encore le plus de sécurité aux infortunés voyageurs
obligés de les traverser. L'entretien des routes
dans le Sahara est confié à l'initiative indigène,
qui ne s'en préoccupe guère, n'en comprenant pas
27(3 LA CÔTE BARBABESQUE
l'utilité. Après avoir essuyé nos lazzis, Si Moham-
med bel Hadji, chef du pays que nous traversons,
avoue franchement que les ponts sont sa dernière
préoccupation. La voiture de Biskra va tout au
plus dix fois par an à Sidi Okba : quant aux cava-
liers arabes, ils n'ont nul besoin de ponts. Pour
être étrange, l'excuse n'en est pas moins très plau-
sible.
Nous avions, depuis un quart d'heure déjà, aperçu
dans le lointain une tache rouge et blanche, immo-
bile au milieu du désert. Nous nous demandions
ce que ce pouvait être : un immense coquelicot, un
arbre à fleurs écarlates ? C'était tout bonnement
le spahis, représentant la France à Sidi Okba, venu
à notre rencontre sur un cheval blanc. Cet uniforme
rouge, seule couleur éclatante qu'on voie dans ces
parages, produit un grand effet parmi les teintes
effacées qui dominent au désert. On le distingue
de tous les côtés et il tranche vivement sur tout ce
qui l'entoure. Sachant cela , les spahis tiennent
beaucoup à leur uniforme (1).
En nous apercevant, le spahis lança son cheval
au galop et exécuta une fantasia en notre honneur.
Ces cavaliers arabes sont d'une adresse stupéfiante.
(1) Tout récemment on a voulu modifier le costume des spahi»,
mais on a reculé devant la résistance des indigènes. La couleur
rouge qu'ils ont seuls le droit d'arborer est la principale cause
de leur dévouement à la France.
ET LE SAHARA. 27"
Franchissant mamelons, ravins et ponts, il fut bien-
tôt à nos côtés et nous salua d'un coup de fusil tiré
en l'air.
Le village de Sidi Okba ne se distingue en rien
des autres villages sahariens que nous avons déjà
vus. La voiture longe des enclos en terre glaise,
traverse des mares croupissantes au milieu des
rues et s'arrête devant 'l'habitation de Si Mo-
hammed. Tout le village est en l'air : l'arrivée des
étrangers et du cheick a toujours ici l'importance
d'un événement. Les gamins nous poursuivent
en demandant l'aumône, les chiens aboient, les
chameaux crient, les femmes nous désignent du
doigt, les hommes secouent la tête d'un air pensif.
Sidi Okba est encore un des rares coins de l'Al-
gérie où le fanatisme musulman n'est pas soumis
au contrôle européen. Notre présence n'est pas
encore un fait indéniable, avéré. Les vieillards se
souviennent du temps où le sol sacré n'avait pas été
souillé par le pied d'un infidèle et font regretter
ce temps aux jeunes gens. La présence du cheick
nous garantit de toute insulte, mais il ne fait pas
bon à un touriste peu protégé de se risquer à Sidi
Okba. Beaucoup d'Européens sont venus ici ; tous
étaient recommandés et protégés spécialement.
La maison de Si Mohammed à Sidi Okba, est, en
petit, ce qu'en grand est celle de son père à Biskra.
Entourée de murs blanchis à la chaux, elle est
16
218 LA CÔTE BARBARESQUE
vaste, mais peu meublée. Le principal luxe d'un
seigneur arabe consiste en chevaux, en chiens et
en écuries. Les écuries de Si Mohammed sont très
belles; il entretient trente chevaux et ses sloughs
sont renommés dans le Ziban. A quelques mètres
de son habitation, Si Mahommed nourrit des ga-
zelles dans un enclos de quelques kilomètres carrés.
Il a voulu nous faire assister au simulacre d'une
chasse à la gazelle. Un de ses serviteurs tenant deux
sloughs en laisse, nous a fait pénétrer dans l'en-
clos, puis il a lâché les chiens, Cinq minutes après,
nous vîmes vingt gazelles bondir devant nous, pour-
suivies par les chiens. Les bonds prodigieux des
chasseurs et des chassés nous amusèrent pendant
un quart d'heure. Prolongé davantage, ce jeu eût
été dangereux : les gazelles étaient déjà fatiguées
et les sloughs les poursuivaient de trop près. A
un coup de sifflet de Si Mohammed, les chiens
accoururent. Ce sont, en vérité , de magnifiques
bêtes.
Si Mohammed nous donna un des meilleurs dé-
jeuners que j'aie mangésen Algérie. G'étaitun déjeu-
ner à l'arabe, arrosé de vin français (Château-Laroze
1860, et Rœderer carte blanche). Le couscoussou,
cette nourriture sempiternelle des Arabes, formait le
plat de résistance. Un poulet coupé menu et assai-
sonné avec du carri relevait le goût un peu fade du
mets national et le rendait délicieux. Après le
ET LE SAHARA. 279
couscoussou, le lefta, morceaux de mouton coupés
très menu , nageant dans une sauce fortement
épicée ; des pigeons farcis, un cuissot de sanglier
et des dattes. Tout cela servi sur une nappe d'une
blancheur éblouissante par des serviteurs propres
et empressés. Je regrette de n'avoir pas essayé du
fameux mouton entier, farci et rôti, qu'on mange
avec les doigts et qui n'est bon qu'à la condition
d'être dépecé, auquel cas, disent les officiers fran-
çais, c'est un régal des dieux. Le cuisinier de Si
Mohammed, seul capable d'apprêter ce mets, est
malade, et ses aides ne sauraient le remplacer.
C'est un plat de grande cérémonie qui nécessite
une certaine science culinaire.
La chaleur déjà suffocante nous retint long-
temps à table ; nous nous levons vers deux heures
pour visiter la ville, et surtout la mosquée, un des
sanctuaires musulmans les plus vénérés... La ville
n'a rien en soi qui intéresse : irrégulière, faite
d'enclos en pisé, sale et sombre. Une rue étroite,
avec des niches des deux côtés, est connue sous [le
nom de bazar. Deux ou trois de ces niches à peine
sont occupées par des marchands de cotonnades
de Manchester et de bonneterie de Paris. Dans les
autres boutiques on débite des comestibles, princi-
palement des dattes.
Le marchand se tient auprès de ses dattes
étalées sur une claie d'osier, un chasse-mouche à la
280 LA CÔTE BARBARESQUE
main. Il agite perpétuellement ce chasse-mouche,
ce qui n'empêche nullement les dattes de dispa-
raître littéralement sous des millions de mouches.
Je n'ai nulle part vu une aussi grande aggloméra-
tion de ces insectes. Les claies, les dattes et les
chasse-mouches eux-mêmes en sont couverts.
Après avoir visité la mosquée de Sidi Okba, ou-
verte depuis peu aux chrétiens, je me suis rendu
compte delà puérilité de cette envie qui tenait et qui
tient encore les voyageurs, de visiter les sanctuaires
musulmans fermés aux Européens. Je suis persuadé
que le jour où l'on pourra voir la Mecque et Médine,
ne satisfera que très imparfaitement la curiosité si
ardente de tant d'Anglais touristes. Les mosquées
se ressemblent toutes, et quand on a visité Sainte-
Sophie, la mosquée d'Omar, celle de Mehemet-Ali
et d'Hassan, il n'y a guère de temple musulman
qui vaille la peine d'être vu au prix d'un danger
ou d'une fatigue quelconque.
La mosquée de Sidi Okba, construite en maçon-
nerie, sur le ton gris foncé de tous les monuments
du Sahara, est beaucoup moins vaste que la plus
petite des mosquées d'Alger ou de Tunis. On tra-
verse une cour, une galerie affectée aux ablu-
tions; on côtoie une piscine — ménagée pour servir
à laver les cadavres — et on entre clans le sanctuaire
où repose le saint Sidi Okba ben Nafi, général du
Kalife Moaviah, premier conquérant musulman,
ET LE SAHARA. 281
sorte de soudard fantasque et cruel. A l'endroit
où s'élève aujourd'hui la mosquée Sidi Okba fut
défait et tué par les Berbères et les Romains alliés.
La légende de Sidi Okba est cl une férocité inouïe :
la voici :
« Après avoir conquis la région septentrionale du
« Zab, le glorieux Émir Sidi Okba fit égorger
« ceux des Berbères idolâtres qui ne voulurent pas
« embrasser la vraie foi, à l'exception de l'ancien
« chef du pays nommé Koçeila, qu'il garda près de
« lui avec cinq de ses enfants. Le roi païen ne voû-
te lait pas abjurer son erreur : la prudence ordonnait
« cependant à Sidi Okba, entouré de barbares
« encore insoumis, de garder Koçeila en otage ; il
« ne pouvait donc l'envoyer à la mort, et le cœur
« pieux du saint émir saignait de douleur. Toute-
ce fois l'aveuglement de l'idolâtre souillant le camp
« des fidèles, il n'y avait pas de mauvais traite-
« ments .que l'émir ne fit endurer à Koçeila, pour
« le mettre dans le droit chemin.
« Un jour, Sidi Okba appela l'ancien chef du pays
« et lui ordonna d'écorcher de ses mains un mouton
« fraîchement abattu.
« — Afin , dit-il , que les nouveaux convertis
« voient jusqu'où peut aller l'humiliation de leur
« ancien roi opiniâtre et infidèle.
« Pendant cette besogne répugnante et réputée
« vile dans le Ziban, Koçeila, chaque fois qu'il reti-
16.
282 LA CÔTE BAKBARESQUE
« mit sa main sanglante du corps du mouton, se la
« passait sur la barbe.
« — Que fais-tu? demanda Sidi Okba.
« — Gela fait du bien aux poils ! répondit Koçeila.
« — Tu songes à te venger.
« — Non ! car je suis ton esclave.
c — - Oui ! tu l'es ! mais si tu te convertis , je te
& traiterai bien.
« Koçeila ne répondit pas. Plein de fureur et em-
« porté par sa ferveur religieuse, Sidi Okba cria :
« — Si en place d'un mouton, je t'ordonnais d'é-
« corcher un de tes fils, que ferais-tu?
« Koçeila répondit :
o — Ne suis-je pas forcé de t'obéir?
« — Qu'on amène un des petits infidèles ! ordonna
« l'émir.
« Sommé d'écorcher son fils ou d'embrasser l'Is-
« lamisme, le misérable Berbère préféra sacrifier la
« chair de sa chair. Il accomplit l'acte d'abomination,
« et comme il l'avait fait du sang du mouton, il se
« teignit la barbe du sang de son enfant! Après quoi
« il demanda à l'émir :
« — Veux-tu que j'écorche les autres?
« Vaincu par son opiniâtreté, Sicli Okba se retira
« sous sa tente. Depuis ce moment, abandonnant la
« pensée de convertir l'idolâtre, il sembla l'avoir ou-
« blié. Koçeila, lui, n'oubliait rien. Laissé, malgré
« les conseils des chefs arabes, presque libre clans
ET LE SAHARA. 2^3
« l'intérieur du camp musulman, il noua des rela-
te lions avec les Berbères insoumis, ses parents et
« alliés, et réussit à communiquer avec le comte
c< Julien, chef romain. Les Berbères et les Romains
« réunis firent tomber dans une embuscade l'émir.
« Sidi Okba ben Nafi périt glorieusement, après
« avoir tué des milliers d'ennemis. »
Le cercueil de ce fanatique est recouvert d'un
tsabout (châsse) des plus modestes. Un tapis écar-
late orné d'inscriptions arabes brodées en fils d'or,
le cache aux yeux des pèlerins ; une petite armoire,
creusée dans le mur de la mosquée, renferme quel-
ques manuscrits qui sont peut-être curieux.
J'ignore si les savants se sont occupés de cette
bibliothèque, mais je la signale...
Sur un des piliers on lit une inscription arabe.
Si Mohammed prétend que c'est la plus ancienne de
l'Algérie, et me la traduit en français.
« Ici repose Sidi Okba ben Nafi, dans la misé-
ricorde de Dieu éternel. »
Le portique à colonnes qui entoure la mosquée
de Sidi Okba est attenant à un minaret carré, très
léger, très svelte et qui s'amincit à mesure qu'il
s'élève. On monte au minaret par un escalier, tour-
nant autour d'un pilier qui n'est pas d'une solidité
à toute épreuve. Le tremblement de ce pilier, me
dit Si Mohammed, attribué à un miracle, fait de
la mosquée un lieu de pèlerinage.
2<S4 LA CÔTE BÀRBARESQUE
Effectivement plus on avance dans l'ascension,
plus on voit de noms écrits en arabe sur les murs,
sur le pilier, sur les colonnettes du minaret. A côté
de ces témoignages de la piété musulmane, d'autres
noms, dont la présence a le privilège de m'exas-
pérer, s'étalent à tous les coins du sanctuaire : Du-
rand, Dufour, Dulac, Smith, Smithson et Paterson.
J'admire le mobile qui a poussé le chef de la
Ilpae légion romaine ou d'un régiment de ligne
français à perpétuer la gloire de leur pays par une
inscription sur le roc de la Bouche du Sahara ou
sur un pylône du temple d'Eléphantine; je com-
prends la femme de l'empereur Adrien, venant
admirer le colosse de Ramsès Meïamoun, et, après
avoir comparé sa grandeur présente à cette grandeur
écoulée, je comprends qu'elle ait voulu qu'une ins-
cription garde le souvenir de cette visite du présent
au passé. J'excuse lord Byron gravant son nom
sur une colonne de l'acropole, lord Byron était
quelqu'un. Mais qu'un marchand de coton, un
viveur parisien ou un lord obscur s'amusent à pro-
faner les monuments de la plus haute antiquité par
le griffonnage, sur des murs centenaires, de leurs
noms grotesques, voici ce que je ne comprends pas
et ne comprendrai jamais. C'est pour ne pas me
trouver confondu avec un tas d'imbéciles, que je ne
m'amuserai certes pas à apprendre aux populations
à venir que je suis allé à Thèbes, aux Pyramides
ET LE SAHARA. 285
et à Jérusalem. Les gens de peu de notoriété sont
cependant possédés de cette ambition à un point
tel, qu'il est complètement inutile de leur en faire
comprendre la puérilité.
Je suis allé aux Grandes Pyramides en compa-
gnie d'un monsieur dont j'avais fait connaissance à
l'hôtel. Ce monsieur, d'ailleurs très bien élevé,
n'avait jamais eu, en cinquante années d'existence,
l'occasion de commettre une action, bonne ou mau-
vaise, assez retentissante pour que le monde se
doutât de son existence. De plus il portait un nom
très répandu dans son pays, quelque chose comme
Durand. Je prie le lecteur de croire que ce n'est
pas « Durand x> qu'il s'appelait.
Après avoir, sous un soleil d'enfer, contemplé les
Pyramides, le Sphinx et le temple, nous nous ren-
dîmes au pavillon de l'impératrice Eugénie où on
nous avait apprêté à déjeuner. Il était deux heures,
la chaleur était à son apogée. Le soleil se couchant
à cinq heures, et de récentes pluies ayant détérioré
la route, nous convînmes de partir aussitôt après
déjeuner pour retourner avant la nuit au Caire. Or,
M. Durand, après avoir mangé avec promptitude,
disparut tout à coup. A trois heures et demie il
n'était pas de retour. J'allai à sa recherche et je le
trouvai, couché dans le sable au pied de la Pyra-
mide de Gheops, la tête exposée aux rayons du
soleil, suant comme un bœuf, occupé à graver avec
286 LA CÔTE BAHBARESQUE
un clou son nom sur une pierre de la Pyramide. Il
avait déjà réussi à graver D. U. et la moitié d'un R.
— On vous attend, criai-je, nous sommes en re-
tard.
Il se releva. Sa face était rouge, gonflée.
— Je finis dans une petite demi-heure, dit-il.
— Impossible ! Vous savez que la route est, de
nuit, impraticable.
— Eh bien ! laissez-moi ici ! je trouverai un
banc au pavillon... A la rigueur, je coucherai dans
le sable.
Je le regardai, stupéfait.
— A quel propos? demandai-je.
— Vous ne voyez donc pas ce que je fais ?
— Si ! vous gravez votre nom sur la Grande
Pyramide.
— Eh bien !
— Et c'est pour cela ?
Il m'interrompit.
— Je ne reviendrai probablement jamais en
Egypte, je n'y tiens d'ailleurs pas... Damné soleil !
ajouta-t-il en s'épongeant le visage.
Je ne pus m'empêcher de le raisonner.
— Quel avantage voyez-vous à avoir votre nom
sur la Pyramide ? Croyez-vous, par là, augmenter
sa valeur artistique ?
— Non!
— Croyez-vous rendre célèbre votre nom ?
ET LE SAHARA. 287
Il réfléchit.
— Non! dit-il enfin. Si j'étais J-B. Durand,
le peintre, ou Durand (du Calvados) le député... je
ne dis pas... Mais je ne suis rien de tout cela.
Voyant ce qui en était, je descendis d'un pas dans
la puérilité humaine.
— Vous voulez peut-être qu'un jour votre fils,
voyageant en Egypte, sache que son père y a été ?
— Je n'ai pas d'enfants !
— Un neveu peut-être, un parent, un allié ?
— Non.
— Mais alors !
— Il me sera agréable de me dire, quand je serai
à Paris, assis tranquillement dans ma salle à man-
ger : « Moi aussi j'ai été aux Pyramides et mon nom
y est gravé. »
Ce moi aussi, me rappelle le livre des voyageurs
de l'auberge située au sommet du mont Genis, assez
fréquentée avant le percement du tunnel, où j'ai copié
la phrase suivante, dont je garantis l'orthographe :
« Et moua auci jème la natur.
« Prince Pougavitzine. »
Quatre fautes d'orthographe et deux mensonges.
Rien n'est affreux comme le sommet du mont Cenis,
et on pourrait faire dix fois le tour de la Russie
sans rencontrer un Pougavitzine qui ait droit au
titre de prince.
288 LA CÔTE BARBARESQUE
Je vois que ma haine des touristes qui souil-
lent de leurs noms les monuments historiques, m'a
entraîné à une trop longue disgression et je re-
prends pour quelques lignes mon récit interrompu.
Du haut du minaret de la mosquée de Sidi Okba
on jouit d'un beau point de vue. Le regard, après
avoir franchi l'oasis de palmiers, découvre le désert,
qui s'étend à perte de vue, zébré comme une peau
de panthère par les oasis de Ghatma, Sidi Khalil
etBiskra. Le soleil descend lentement, mais l'heure
est avancée et Si Mohammed nous presse de partir.
Notre voiture est poursuivie longtemps par les cris
des gamins qui nous demandent des sous. Puis,
nous entendons le muezzin appeler à la prière
les habitants de Sidi Okba : la voix du muezzin
nous arrive claire et nette, grâce à la pureté de
l'air : le silence du désert, plus profond au cou-
cher du soleil, nous enveloppe de tous côtés.
Cependant le jour finit : le sable noircit à me-
sure que la nuit approche; en revanche les mon-
tagnes de l'Aurès qu'on aperçoit devant Biskra, se
colorent en rouge. Le silence devient sépulcral. Le
sommeil de la nature au Sahara ressemble à la
mort. Dans nos climats, la nuit est mélancolique ;
ici, elle est lugubre.
Nous faisons notre dernière heure de voyage
dans une obscurité noire, et c'est à tâtons que nous
nous serrons les mains pour nous séparer à jamais
ET LE SAHARA.
peut-être, malgré le mot, « à revoir » que nous
prononçons tous les six.
A revoir, vous aussi, cher lecteur, à un autre
volume, si toutefois celui-ci a trouvé grâce à vos
yeux.
Nota. On trouvera en tournant la page un chapitre com-
plétant ce volume au point de vue pratique.
17
XI
Aperçu pratique du voyage.
La façon la plus directe de se rendre à Biskra
et Sidi Okba, c'est de s'embarquer à Marseille pour
Stora. De Paris à Stora, il faut quatre jours : De
Stora à Biskra — si on ne s'arrête nulle part —
deux jours. On peut donc se rendre à Biskra en
six jours. Toutefois pour visiter le pays, en voya-
geant sans se presser, mais rapidement, il faut em-
ployer un mois,— via Marseille, Tunis, Constantine.
J'ai choisi un tout autre chemin. Mon voyage a duré
trois mois, et je recommande mon itinéraire aux
touristes qui sont maîtres de leur temps.
Parti au commencement de septembre, je me suis
arrêté, pendant les derniers beaux jours de, l'au-
tomne, à Bade, Stuttgard, Augsburg, Munich et
Inspruck. D'Inspruck, j'ai traversé le Tyrol jusqu'à
Riva sur le lac de Garde, où je me suis embarqué
pour Peschiera. J'étais à Venise au commencement
f octobre. Après avoir longé l'Adriatique (Ancône,
292 LA CÔTE BÂRBARESQUE
Bari, Tarente, Reggio),; j'ai pénétré en Sicile par
Messine et touché Gatane et Syracuse. Là je me
suis embarqué pour Malte ; de Malte à Tunis, il
n'y a qu'un pas, vivement franchi par un temps
calme, très difficile pendant la mauvaise saison,
d'autant plus que les .bateaux qui font le service,
— compagnie anglaise, Langsfîeld, compagnie ita-
lienne Robattino, — laissent beaucoup à désirer.
Ces bateaux partent de Malte une fois par semaine
— tous deux le même jour — font escale à Tripoli
et à Gagliari, et touchent Tunis. Il s'agit de les pren-
dre par n'importe quel temps si on ne veut pas se
résigner à attendre huit jours dans une île qui pré-
sente fort peu d'intérêt.
Quoique nous ayons eu la malechance de nous
embarquer par une mer détestable, ce qui nous a
valu l'ennui de faire en 48 heures une .traversée qui
en nécessite ordinairement 20, je recommande à
mes lecteurs de voyager en octobre. La chaleur
devient en ce moment fort supportable en Afrique,
et la mer est rarement agitée. Notre traversée
finie, nous sommes restés, pendant tout le mois
d'octobre et une partie de novembre, au bord de la
Méditerranée, et nous l'avons toujours vue calme
et unie. Ce n'est que vers la fin de novembre que
les vents commencent à souffler régulièrement.
Je recommande aussi aux voyageurs sur la Mé-
diterranée, de prendre les bateaux des Messageries
ET LE SAHARA. 293
Nationales et du Lloyd autrichien , de préférence
aux autres. Ces deux compagnies se valent à mon
avis; je préfère cependant les Messageries pour
les longues traversées, les bateaux étant plus grands
et mieux installés; le Lloyd, en revanche, est plus
agréable pour les trajets de vingt-quatre heures.
Une courtoisie extrême dans les rapports entre
officiers et passagers règne à bord de ces excellents
navires. On y est mieux traité que sur les vapeurs
français. Malheureusement le Lloyd et les Messa-
geries ne desservent pas tous les ports delà Médi-
terranée. Si on se trouve dans un de ces ports (tels
que Tunis, Boneou Tanger), on fera bien d'attendre
un navire français (O Valéry, Freycinet), de se
défier des navires italiens (Robattino, Florio) pour
la plupart sales et mal tenus, d'éviter les navires
anglais, tous petits et avariés (les grandes lignes
anglaises ne touchent qu'Alexandrie et Port Saïd),
et de fuir comme la peste les bateaux espagnols,
turcs, ou égyptiens. Non seulement le confort y
est inconnu, mais encore la vie des passagers y
court les plus grands risques, grâce à l'incurie des
armateurs et à l'incapacité des marins. Je me suis
embarqué plus de trente fois et par tous les temps,
et je me crois assez éclairé pour faire la compa-
raison.
Les meilleurs bateaux à vapeur sur lesquels j'ai
navigué sont : la Provence et le Moeris (Messa-
291 LA CÔTE BARBARESQUE
geries) YAppollo et ÏUrano (Lloyd). Je n'en dirai
pas autant de la Seyne ou du Scamandre (Messa-
geries).
Les bateaux Valéry, rouleurs au possible, sont
étroits et assez mal aménagés. Cependant ils vont
vite, et c'est encore ce qu'il y a de mieux parmi les
compagnies de second ordre. La compagnie anglaise
« Peninsular » possède quelques beaux navires qui
font le service de Brindisi à Alexandrie et Port
Saïd, mais je leur préfère les grands navires des
Messageries. Beaucoup d'Anglais sont démon avis.
Je me suis étendu longuement sur ce sujet,
car je sais par expérience que les longues traver-
sées effraient les voyageurs. L'itinéraire que j'ai
indiqué au commencement de ce chapitre a cela
de bon, qu'il évite la mer à ceux qui la craignent.
De Syracuse à Malte, on met huit heures ; de Malte
à Tunis, dix-huit; de Marseille à Tunis, il faut
cinq jours.
Le voyage de Tunis, par le Tyrol, l'Italie et la
Sicile, sans présenter ni fatigues ni dangers, coûte
relativement peu de chose : en première classe,
1 ,000 francs tout au plus (chemin de fer, bagages
et bateaux à vapeur). Lentement, à petits trajets,
et s'arrêtant dans les villes pour rattraper l'argent
du chemin de fer, on peut l'exécuter en un mois,
ne dépensant guère plus de trente francs par jour,
et sans se priver de rien. Nous n'avons jamais,
ET LE SAHARA. 295
à trois, — ma femme, la femme de chambre et
moi — dépensé plus de 5,000 francs par mois et
nous voyagions sans compter, prenant partout des
voitures, des appartements, et des cicérones ou
guides.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, je ne
saurais trop prémunir les voyageurs contre ces
gens qu'on appelle, en Europe, "guides, domestiques
de place ou cicérones, en Asie et en Afrique, drog-
mans ou interprètes. C'est la plaie des hôtels.
Pour la plupart ignorants et présomptueux,
ayant appris par cœur une leçon qu'ils débitent
machinalement, rapaces et voleurs, ils végètent
dans les sous-sols des hôtels, d'où. ils se précipi-
tent sur les malheureux étrangers nouvellement
débarqués. Pour s'emparer de vous, ils emploient
tous les moyens, depuis les plus viles supplications
jusqu'aux invectives. Si vous avez le malheur de
vous laisser fléchir, vous êtes perdu. Vous ne
pouvez plus entrer dans un magasin, sans voir votre
guide cligner des yeux pour inviter le marchand
à mettre à haut prix l'objet convoité, afin de rece-
voir sa remise. Si vous allez visiter un musée, une
église, ou une mosquée, il est là, vous regardant
dans la main, pour voir le pourboire que vous
donnez, faisant signe au concierge, au gardien, qui
après vous avoir montré quelque coin sombre de
l'édifice, exige un nouvel impôt, partagé après
296 LA. CÔTE BÀRBARESQUE
coup, avec votre persécuteur. Et ne vous avisez
pas, si vous avez pris un guide, de le quitter après
quelques jours de séjour dans une ville ; vous vous
en faites un ennemi mortel. Il a jeté son dévolu
sur vous : tant que vous êtes à l'hôtel vous lui ap-
partenez. Que vous ayez tout vu, tout acheté, vous
lui devez quand même ses six ou sept francs par
jour.
Ne comprenant pas un mot de turc, j'étais tout à
fait dépaysé à Smyrne. J'engageai à l'hôtel un inter-
prète. Pendant trois jours, je me suis promené avec
lui dans tous les bazars. Mais, ayant pris langue,
ennuyé d'ailleurs de sa façon d'être — mon inter-
prète m'accompagnait chez les marchands qui me
faisaient des prix ridicules, —je le congédiai le qua-
trième jour, en lui faisant observer que je con-
naissais la valeur des objets.
— Voici vos trois jours, dis-je, en lui donnant
vingt francs... Je n'ai plus besoin de vous.
— Monsieur le prince ne partira que demain, me
répondit-il.
— Je ne pars pas... Je reste quinze jours à
Smyrne.
— Ah! mais alors...
Il me regarda d'un air rébarbatif. Je répétai:
— Je n'ai plus besoin de vous !
— Vraiment? et que ferai-je pendant ce temps?
— Ce que vous voudrez!
ET LE SAHARA. 297
— Mais, vous m'avez engagé en qualité d'inter-
prète, j'aurais pu rencontrer un autre voyageur
C'était absolument faux. Il n'y avait à ce mo-
ment que moi de voyageur à l'hôtel. Je l'inter-
rompis...
— Prenez votre argent et laissez-moi tranquille !
Il s'éloigna en grommelant. A quelque temps de
là je fis mes acquisitions au tiers du prix demandé.
Le jour où je reçus mes emplettes, j'entendis la
voix de cet homme dire distinctement à l'office :
— Avez-vous vu cette canaille de prince ! Il a
fait ses emplettes. Et ça s'appelle un voyageur de
distinction !
Celte rapacité est doublée chez les cicérones par
une insuffisance absolue. Ils ne montrent dans les
villes que les curiosités à la portée de tout le
monde, n'ayant ni relations, ni entregent, connus
et méprisés qu'ils sont parmi leurs concitoyens.
J'ai souvent employé des guides et je n'en ai
rencontré qu'un de scrupuleusement honnête , c'est
le petit Israélite de Tunis, Nataf. Aussi ne savait-il
pas grand' chose de son métier. Cependant, je ne
désespère pas de lui ; il est jeune, il se formera.
Aujourd'hui, j'en suis arrivé à me passer absolu-
ment de ces parasites. Les livres-guides (Joanne,
Bedecker, etc.) donnent des indications minu-
tieuses, les cochers des voitures de place connais-
sent partout leur métier, et tous les musées, gale-
298 LA CÔTE BARBARESQUE
ries de tableaux et collections, sont catalogués et
numérotés. Dans les pays d'Orient, vous trouvez
parmi les Européens des cicérones de bonne vo-
lonté. A la rigueur, on peut louer un domestique
indigène, qui,. sans avoir de prétention au titre de
drogman, vous rend absolument les mêmes ser-
vices.
D'ailleurs, rien de plus amusant, à mon avis,,
que d'errer à l'aventure dans une ville inconnue.
Le plaisir que l'on éprouve à s'orienter soi-même,
compense largement la fatigue éprouvée. Cette fa-
tigue est d'ailleurs facile à éluder. Les concierges
de tous les hôtels sont polyglottes, car on exige
du concierge d'un hôtel bien tenu la connaissance
d'au moins deux langues, sans compter celle du
pays. Ces concierges se chargent toujours avec plai-
sir, en prévision d'un pourboire, devenu obliga-
toire au moment du départ, de vous donner toutes
les indications nécessaires ou de traduire vos ins-
tructions aux cochers des voitures publiques. Ceux
qui veulent voyager très grandement peuvent se
faire accompagner par un courrier, mais riches et
pauvres feront bien de se défier des guides d'hôtel.
A partir de Bologne, on quitte la région visitée
habituellement par les touristes à l'eau de rose.
Sur le littoral de l'Adriatique, on ne rencontre plus
de ces hôtels bâtis sur le modèle suisse, avec table
d'hôte, salons, cabinets de lecture, appartements,
ET LE SAHARA. 299
restaurants et prix affichés dans les chambres.
Il s'agit de bien dîner à l'hôtel Brun, car on ne
mangera plus jusqu'à Malte que des ragoûts sans
nom. Il est prudent de se faire faire un panier de
provisions (pain, beurre, mortadelle, sardines). On
trouve tout cela excellent chez les frères Zappoli,
à deux pas de l'hôtel Brun. Le trajet de Bologne à
Ancône se fait en huit heures ; Ancône est déjà un
pays perdu : l'hôtel est mal tenu, sale, délabré ;
la nourriture mauvaise. Il est raisonnable de faire
ses prix à l'avance, à n'importe quel hôtel (fut-ce
le Grand Hôtel) mais cette précaution devient in-
dispensable dans les pays peu fréquentés. Si vous
demandez un appartement dans un hôtel de l'Adria-
tique ou de la Sicile, et si vous vous faites servir
chez vous, on vous donnera des chambres énormes,
démeublées, avec des lits à ressorts, on vous ser-
vira une nourriture nauséabonde et on vous pren-
dra plus cher que dans le meilleur hôtel de Rome
ou de Milan. En faisant votre prix, vous serez tout
aussi mal servi, mais vous paierez moins. A Bari,
où je n'ai pas fait mon prix, j'ai payé quelque chose
comme cent francs par jour, pour être logé et
nourri absolument de la même façon qu'à Catane,
où j'ai traité pour trente francs. En général, la vie
n'est pas chère dans cette partie de l'Italie , mais
le voyageur est indignement exploité , s'il ne se
défend pas.
300 LA CÔTE BARBARESQUE
Entre Ancône et Bari, on peut dîner, tant bien
que mal, au buffet de Foggia, mais une fois engagé
dans les Galabres, on risque de mourir d'inanition
si on n'a pas emporté de provisions. Sur un trajet
de 28 heures à peu près, il n'y a ni buffet, ni buvette,
excepté à Tarente, où la cabane qui sert à abriter le
restaurant est d'une saleté tellement révoltante,
qu'il est impossible d'y rester cinq minutes. Les
hôtels de Reggio, de Messine, de Catane et de Sy-
racuse fatiguent plutôt qu'ils ne reposent le voya-
geur. Dans ces pays on est heureux dehors, et on
souffre dès qu'on monte chez soi. Courants d'air,
saleté, vermine : pas de tapis, des lits durs, des
meubles disloqués. Nous nous sommes trouvés si
fatigués de nos pérégrinations à travers les mau-
vais hôtels, que nous nous sommes arrêtés trois
jours à Aci Réale, — petite station balnéaire entre
Messine et Catane, — rien que parce qu'on nous
avait dit qu'il y avait là un bon hôtel. En effet,
l'hôtel d'Aci Réale est le meilleur établissement de
ce genre sur toute la côte orientale de l'Italie. Amé-
nagé à l'instar des hôtels européens, avec tapis,
meubles, et accessoires, il a été construit par un
original, le baron de... qui a voulu doter son pays
d'un bon hôtel. Les voyageurs sont rares à Aci
Réale, — nous étions seuls à l'hôtel pendant les
quatre jours que nous y avons passés, — l'entretien
de cet établissement destiné à rehausser Aci Réale
ET LE SAHARA. 301
aux yeux de l'Europe, coûte au susdit baron des
sommes incalculables...
Le manque de confort est tel qu'on quitte la Sicile
avec plaisir, surtout pour se rendre à Malte où la
présence des Anglais fait espérer une compensation.
Sans être extraordinairement bon, l'hôtel de Malte
(Impérial) est habitable, à raison de 20 francs par
personne et par jour, et de 10 francs pour les domes-
tiques. L'hôtel Bertrand de Tunis est un des meil-
leurs de la côte Africaine. Le cuisinier de l'hôtel,
ancien employé de la maison Potel et Chabot, cui-
sine délicieusement, et si les appartements ne sont
pas luxueux, ils sont au moins propres et bien te-
nus. Quant au bon marché, il est fabuleux. Nous
avons habité l'hôtel pendant dix jours. Deux maîtres,
un domestique, salon, trois chambres, voitures, dé-
jeuner, dîner, vin à discrétion, café, cognac : tous
les jours, gibier, poisson: quatre cents francs. Je
garde la note comme une curiosité. La vie est
aussi à très bon marché dans les petites villes
d'Algérie ; la pension , en usage pour les voya-
geurs de passage, comme pour les clients, est de
7 fr. 50 c. par jour (indistinctement, maîtres et do-
mestiques) : mais on est mal couché, mal logé, mal
couvert, et le moindre extra augmente la note dans
des proportions inquiétantes. A Gonstantine, l'hôtel
de Paris est bien tenu ; les prix, sans être bas, sont
raisonnables : les hôtels d'Alger sont détestables, et
18
302 LA CÔTE BARHARESQUE
les prix exorbitants. On y achète fort cher un
confort incomplet. Les hôtels de Bône, Philippeville,
sont mauvais , ceux de Batna, Elkantra, Biskra .
Sétif ressemblent aux auberges de rouliers. 11 y a
à Palestro, un petit hôtel assez propret.
Toutefois le voyage en Afrique est peu dispen-
dieux, et si un touriste peut aller de Paris à Tunis,
sans dépenser plus de 30 francs par jour, en Algé-
rie, il est impossible au plus prodigue de dépenser
15 francs par jour.
On communique entre les villes d'Algérie au
moyen de diligences qui transportent à bon mar-
ché; il est vrai qu'elles sont 'détestables ; c'est un
véritable supplice que d'y faire un long trajet. A
Bône , Constantine , Alger et Oran et à l'hôtel Mé-
darc de Biskra, on peut facilement louer des voitures
à trois ou quatre chevaux, qui, pour le prix relati-
vement minime de 30 à 40 francs par jour, vous
promènent sur tous les chemins. Néanmoins on ne
saurait emporter qu'un très mince bagage, les voi-
tures étant pour la plupart petites et découvertes.
En voyageant à deux et réunissant deux bourses,
je crois cependant que c'est le moyen le plus
agréable de parcourir l'Algérie.
Il est tout à fait inutile d'emporter des armes ;
la sécurité est partout très grande. L'indigène le
moins scrupuleux, qui assassinerait facilement un
juif ou un de ses coreligionnaires, respectera un Eu-
ET LE SAHARA. 303
ropéen. Au cas d'une révolte, les armes seraient
tout aussi inutiles, car on ne pourrait s'en servir
contre toute une population. Le trajet de Biskra
à Touggourt se fait à cheval ; il faut être accom-
pagné par une escorte. Ce voyage, ainsi que toute
excursion un peu longue dans le Sahara, ne sau-
rait être entrepris sans la protection des autorités
françaises.
En voyageant en Algérie et à Tunis, pendant les
mois d'octobre, novembre, décembre, il faut prendre
des précautions contre la chaleur et le froid. Les
ombrelles, les voiles et les vêtements d'été sont tou-
jours de saison dans la région Saharienne de Biskra
à Touggourt. Sur le littoral de Bône à Alger, les
mutations de température sont fréquentes à toute
époque : Constantine jouit d'un climat tempéré,
mais il gèle en novembre à Batna, à Sétif et en
Kabylie. Les pluies, presque inconnues au Sahara,
sont très abondantes dans le Tell.
Voici un tableau de prix , distances , prix d'hô-
tel, etc., pour une personne.
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LA CÔTE BARBARESQUE 305
RETOUR DIRECT.
De Biskra à Constantine. 34 heures. 37 fr.
De Constantine à Stora
(Philippeville). 4 » 14
De Stora à Marseille. 96 » 80
De Marseille à Paris. 16 » 105
150 heures 236 fr.
Le voyage tout entier comprend donc environ :
Heures de voyage 348 soit 14 j. et 12 h. 888 fr.
En s'arrétant huit jours à Tunis et à Biskra, deux
ou trois à Venise, Syracuse, Malte, Bône et Cons-
tantine, et 24 heures dans la plupart des autres
villes, on ajoute aux 14 jours de voyage
55 >j de séjour.
Total. 60 » jours
Comptant en moyenne 20 francs par jour, chiffre
extrêmement large, si on prend en considération les
jours de traversée où on ne paie pas de nourriture,
les jours de voyage où on dépense très peu et les
arrêts dans les villes d'Afrique où la vie est pour
rien, on arrive à une somme de. . , . 1,380 fr.
Frais de voyage 890
Total 2,270 fr.
18.
306 LA CÔTE BARBARESQUE ET LE SAHARA.
Le touriste peut donc, en deux mois et demi et
pour 2,300 francs, faire cet important voyage, sans
se priver de rien. En réunissant en commun deux
ou trois bourses, ces frais peuvent èlre diminués
d'un tiers.
Ceux qui consentiront à voyager en deuxième
classe et à s'arrêter dans les hôtels de second
ordre, arriveront facilement à réduire ces prix de
mille à douze cents francs.
TABLE
Préface. . .
Introduction
Pages.
I
IX
TUNISIE
La Goulette.— Arrivée à Tunis.— Les bazars.
— Le palais du bey. — Les militaires. —
Le pourboire du grand commandant. — Les
lieux d'asile. — Arrangements à l'amiable
entre le gouvernement et les criminels. —
Les quartiers juifs. — L'heure de la prière.
La justice du férik. — La bastonnade reçue
avec plaisir. — Les prisons. — La justice
du bey. — Le Bardo. — Le bourreau. —
Opinion d'un Maure sur noire procédure. —
Intérieur des Tunisiens. — Leur existence
quotidienne. — Prières et orgies. — Res-
taurants, boutiques, barbiers, notaires,
médecins, avocats. — Caractère des Mau-
res. — La société européenne de Tunis. .
308 TABLE.
Pages.
III. — Les femmes et les harems. — Le harem du
bey, du général Keir-El-Dinn, du général
Bakkouch, — Caractère des femmes mau-
res.— La polygamie. — Les femmes arabes.
— La prostitution bH
IV. — Précis de l'histoire de Tunis. — Politique
actuelle. — Armée. — Administration. —
Finances. — Impôts. — Population. — Re-
ligion "3
V. — Enviions de Tunis. — Garthage. — Insuffi-
sance des fouilles. — La chapelle Saint-
Louis. — Les moines. — Départ de Tunis.
— La Goulette 103
ALGERIE
VI. — De Tunis à Bône. — Entrée en Algérie. — La
Calle. — Bône. — La banque d'Algérie. —
Les officiers. — Hippône. — Jemmapes. —
Les lions. — Le nabab et le lion. — Phi-
lippeville. — Constantine 118
VII. — Constantine. — Le quartier arabe. — Le
Rummel. — Les bazars. — Le supplice des
adultères. — Les cercles. — Le Dar-el-Bey.
— Le quartier de la prostitution. — Quel-
ques mots de l'histoire de Constantine. —
Caractère des Arabes. — Leur haine pour
les Juifs. — Anecdote 1 17
VIII — De Constantine à Biskra. — La diligence. —
Médr'ascn. — Batna. — Lambessa. — El-
Kantra — El Outaïa. — Le col de Sfa . . H3
TABLE. 309
Pages.
IX. — Biskra. — La première nuit. — Le régime
militaire. — Le Caïd. — Les Ben Ganah.
Le village nègre. — Les Ouled-Naïls. —
La n'bitta. — Le cure-dent du Prophète. — 227
X. — Sidi Okba. — L'aspect du Sahara. — Le dé-
jeuner de Cheick. — La légende de Sidi
Okba. — La Mosquée. — Les inscriptions.
— Retour 273
XI. — Aperçu pratique du voyage 291
XII. — Tableau 304
Soc. an. d'irap. P. Dupont, Directeur, Paris, 41, rue J.-J.-Rousseau.(Cl.)43.2-80
University of
Connecticut
Libraries